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La Nuit et le Moment

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LA NUIT
ET
LE MOMENT,
OU
LES MATINES
DE CYTHÈRE.
DIALOGUE.



Hæc legite, austeri, crimen amoris abest.
Ovid.




À LONDRES.
Et se trouve
À AMSTERDAM,
Chez J. H. Schneider,
Libraire dans le Nes.
M. DCC. LVI.


AVERTISSEMENT
DU
LIBRAIRE.



LE mérite de l’Auteur de ce petit Ouvrage anonyme en fait l’éloge. Il est vrai que le Nom d’un homme, si universellement connu dans la République des Lettres par la beauté de son génie, la pureté de son style & les heureux succès de ses productions, auroit fort décoré le frontispice & accrédité la Piéce ; mais les raisons, qu’il a eues de le taire dans l’Édition originale, sont les mêmes qui nous ont empêché de le divulguer dans celle-ci, sans prétendre les approfondir. Nous nous sommes contentés de redresser les fautes contenues dans l’errata, & de suivre l’Orthographe de la Copie avec beaucoup d’exactitude, persuadés que c’est-là
un des moindres égards que l’on puisse avoir pour un Auteur dont on respecte la plume. On avoue cependant que pour dégrossir le Titre du texte, on en a ôté ces mots : La scène est à la campagne, dans la maison de Cidalise ; ce qui importe peu au Lecteur ; pourvu qu’on lui apprenne ici l’endroit où le dialogue s’est passé. Au reste, sauf ce retranchement, ou pour mieux dire, à cette transposition près, notre réimpression est tout-à-fait conforme à l’Édition originale, & pour le moins exécutée avec autant de soin.




LA NUIT
ET
LE MOMENT,
OU
LES MATINES
DE CYTHÈRE.


✱✱✱✱✱✱✱✱✱✱✱✱✱✱✱✱✱✱✱✱✱✱✱✱✱
DIALOGUE.
❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋❋


CIDALISE,
Voyant entrer Clitandre en robe de chambre.

Ah, bon Dieu ! Clitandre, quoi ! c’est vous ?

CLITANDRE.

Votre surprise, Madame, a de quoi m’étonner ; je vous croyois accoutumée à me voir vous faire ma cour, & je ne comprends pas ce que vous trouvez de si extraordinaire dans la visite que je vous fais.

CIDALISE.

C’est que je croyois avoir quelque raison de penser que si vous vouliez bien veiller aujourd’hui avec quelqu’un, ce ne seroit pas avec moi, & que, dans les idées que j’avois, votre présence m’a étonnée.

CLITANDRE.

Cérémonie à part, ne produit-elle sur vous que cet effet ? Ne vous embarrassé-je pas plus encore que je ne vous surprends ? C’est qu’à la rigueur, cela seroit possible au moins.

CIDALISE.

Cette idée vous est nouvelle. Me permettriez-vous de vous demander ce qui vous la fait naître ?

CLITANDRE.

Mon intention n’est point de vous en faire mystere : mais voudrez-vous bien me dire aussi pourquoi vous avez été si étonnée de me voir chez vous ce soir, lorsque tant d’autres fois cela vous a paru si simple ?

CIDALISE.

Il me le paroissoit alors que vous me donnassiez vos momens perdus ; mais je ne vous crois pas aujourd’hui aussi désœuvré que je vous ai vu l’être quelquefois.

CLITANDRE.

J’avois sur vous la même idée ; & c’est ce qui fait précisément que je ne suis pas sans quelque sorte d’inquiétude que vous ne trouviez ma visite un peu déplacée.

CIDALISE.

Un peu déplacée ! J’admire tout à la fois le ménagement de vos termes, & passez-moi celui-ci, l’extravagance de vos idées. Voudrez-vous bien, au reste, me faire la grace de me dire pourquoi vous croyez m’incommoder tant aujourd’hui ?

CLITANDRE.

Ouï, pourvû qu’à votre tour vous vouliez bien m’apprendre pourquoi ma présence ici vous cause tant d’étonnement.

CIDALISE.

Vous serez bientôt satisfait.


Elle passe dans sa garde-robe, revient, change de chemise : on la déchausse.


CLITANDRE.

Ah Dieu ! quelle jambe !

CIDALISE.

Oh ! finissez, Monsieur ; vos éloges ne me font point oublier votre témerité.

CLITANDRE.

Je ne sçais pas si c’est la premiere fois que je la loüe ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que ce n’est pas la premiere que je l’admire.

CIDALISE.

Allez−vous mettre là-bas, ou sortez.

CLITANDRE.

Vous me traitez singuliérement, Madame ; mais j’obéis.

Elle se couche, dit à une de ses femmes de rester : Clitandre s’assied sur un fauteuil auprès du lit.
CIDALISE.

Quoi ! réellement, Clitandre, vous n’avez de rendez-vous avec personne ?

CLITANDRE.

Quoi ! dans le vrai, je ne vous empêche pas de voir Éraste ?

CIDALISE.

Éraste ! Mais en vérité, vous n’y pensez pas, mon pauvre Comte.

CLITANDRE.

Et je vous jure, belle Marquise, que je ne pense pas plus à aucune des femmes qui sont chez vous, que vous ne songez à lui.

CIDALISE.

Quoi ! pas même à Araminte ?

CLITANDRE.

Araminte ! ah, parbleu ! la plaisanterie est délicieuse ! Est-ce parce que vous avez eu la méchanceté de la prier de venir ici, que vous croyez qu’il faut que je l’y amuse ?

CIDALISE.

Certes, le tour est fin ! C’est-à-dire que vous voudriez me faire croire que vous ne sçavez pas pourquoi elle est ici ?

CLITANDRE.

Oh ! pardonnez-moi : pour les esperances qu’elle y a, je les devine ; & vous le voyez bien au chagrin que j’ai de ce qu’elle y est. Je ne vous comprends pas ! il faut assûrément bien craindre de manquer de monde, pour se charger d’une pareille espèce !

CIDALISE.

En vérité, Clitandre, voilà une discrétion bien inutile, ou un persifflage bien ridicule ! Vous verrez aussi que c’est moi qui vous ai joüé le mauvais tour de prier Célimene, & que c’est encore ma faute si Belise, Luscinde & Julie se trouvent chez moi en même tems.

CLITANDRE.

Oh ! pour celles-là, il ne se peut pas qu’ayant chez vous Cléon, Oronte & Valere, vous pensiez qu’elles y sont pour moi.

CIDALISE.

Mais je ne jurerois pas que vous fussiez dans l’honneur qu’elles me font, pour aussi peu que vous le prétendez.

CLITANDRE.

Quelle folie ! il y a plus de huit jours que je suis ici : ils y sont eux d’avant-hier ; elles y sont d’aujourd’hui, & il me paroît à cet arrangement que vous ne pouvez pas plus les accuser d’être venues pour moi, que vous flatter de ne les y voir que pour vous.

CIDALISE.

Vous ne me croyez pas non plus assez imbécille pour m’en flatter.

CLITANDRE.

Vous auriez tort au reste de vous plaindre de Valere, d’Éraste et de Cléon. Ils sont arrivés deux jours avant les femmes qu’ils y attendoient : ils sont dans les grandes regles ; & je parierois qu’ils n’en font pas autant pour tout le monde.

CIDALISE.

Je sens toute la politesse de leur procédé ; mais, Clitandre, il est donc bien vrai que ce n’est pas vous qu’elles cherchent ici ?

CLITANDRE.

Vous savez ce qu’elles font.

CIDALISE.

En sçais-je plus ce qu’elles voudroient faire ?

CLITANDRE.

Ah, Madame ! ce n’est pas, permettez moi de vous le dire, sur des femmes, qui pensent aussi-bien que celles-là, qu’on peut avoir de pareilles idées.

CIDALISE.

En vérité, Clitandre, vous devenez bien ridicule ! Je ne vous presserai pas là-dessus, puisque j’ai lieu de croire que vous ne voulez pas l’être ; mais je ne pardonnerai jamais à Éraste d’être venu me gâter un souper qui devoit être si délicieux.

CLITANDRE.

Il ne me paroît pas extraordinaire que vous l’y ayez trouvé de trop : mais je vous avoüe que je ne vois pas pourquoi, s’il n’y eût pas été, ce souper auroit été si agréable pour vous ?

CIDALISE.

Quoi ! vous ne sentez pas ce que votre embarras, au milieu de quatre femmes que vous avez eues, & qui, sans doute, conservent encore des prétentions sur vous, auroit eu de réjoüissant pour moi ?

CLITANDRE.

Il y auroit à moi de la sottise à vous soutenir que je n’ai eu aucune d’elles ; mais il y auroit assurément plus que de l’indiscrétion à dire que je les eus toutes. D’ailleurs en supposant qu’elles m’ayent toutes honoré de quelque bonté, qu’est-ce que cela importe aujourd’hui à elles, & à moi ? Comment voulez-vous qu’avec ce qu’on a à faire dans le monde, des gens, que le hazard, le caprice, des circonstances ont unis quelques momens, se souviennent de ce qui les a intéressés si peu ? Ce que je vous dis, au reste, est si vrai, que soupant il y a quelque tems avec une femme, je ne me la rappellois en aucune façon, & que je l’aurois quittée comme m’étant inconnue, si elle ne m’eût pas fait souvenir que nous nous étions autrefois fort tendrement aimés.

CIDALISE.

Je m’étonne que ce soit elle qui vous ait reconnu. L’on prétend que nous oublions beaucoup plus que les hommes ces sortes d’aventures.

CLITANDRE.

Je sçais qu’on vous en accuse ; mais il m’a paru qu’à cet égard le manque de mémoire est égal dans les deux sexes.

CIDALISE.

Il est cependant plus singulier dans une femme, que dans un homme.

CLITANDRE.

Je crois, tout préjugé à part, que cela doit beaucoup dépendre du plus ou du moins que vous avez à sacrifier. Si, par le plus grand hazard du monde, il se trouvoit qu’une femme n’eût pas plus de sacrifices à faire que nous-mêmes, je ne vois pas à propos de quoi l’on voudroit qu’elle se rappellât de certaines choses plus que nous. Il n’est cependant pas aussi commun qu’on l’imagine peut-être, que deux personnes, qui ont vécu un peu amicalement l’une avec l’autre, quelque courte qu’ait été leur liaison, quelque peu de sentiment même qu’elles y ayent mis, s’en souviennent si peu ; mais en même tems je ne crois pas qu’un oubli total de ces choses-là soit absolument sans exemple.

CIDALISE.

Pour moi, j’aime à penser que cela n’est pas possible. Vous vous souvenez de Célimene, n’est-ce pas ?

CLITANDRE.

Cela est fort différent. Notre affaire a été longue, & je l’ai trop tendrement aimée pour avoir pu l’oublier à ce point.

CIDALISE.

Si vous dites vrai, elle est bien heureuse !

CLITANDRE.

J’en doute, puisque je ne m’en souviens que pour la mépriser au-delà de tout ce que je pourrois dire.

CIDALISE.

Cruel ! J’ai pourtant à vous parler de sa part.

CLITANDRE.

De sa part ! à moi ! Après tout, rien ne m’étonne d’elle.

CIDALISE.

Elle prétend que vous lui faites les injustices du monde les plus criantes, & que vous vous obstinez à la condamner sans l’entendre.

CLITANDRE.

Vous sçavez mon histoire comme moi-même, Madame, et puisque vous ne me trouvez aucun tort, vous voudrez bien que je m’inquiéte peu de tous ceux dont elle me charge. Je ne pourrois même m’empêcher d’être surpris que sçachant à quel point vous la connoissez, elle eût osé vous prier de me parler pour elle, si Éraste, qui a eu pour vous, & devant moi, les plus condamnables procedés, ne m’avoit pas prié aussi de vous parler pour lui.

CIDALISE.

Sérieusement, Clitandre, il vous en a parlé ?

CLITANDRE.

Oui, Madame, & avec une vivacité dont vous auriez sans doute été contente, si vous en aviez été témoin.

CIDALISE.

Oh ! très contente ! cela n’est pas douteux ! Et selon toute apparence, il me charge de tous les torts de notre rupture ?

CLITANDRE.

Il est naturel qu’il vous en donne quelques-uns ; cependant, à ceux qu’il a lui-même, je le trouve assez modéré sur cet article ; & à votre humeur près, que vous masquez, dit-il, sous le nom de délicatesse pour pouvoir vous y livrer avec moins de scrupule, il dit que vous êtes assez bonne femme, & que vous ne manquez absolument pas de principes.

CIDALISE.

L’insolent ! je ne dirai sûrement pas de lui la même chose : mais n’avez-vous pas été confondu de l’air leger dont il est venu s’établir ici ?

CLITANDRE.

Il est vrai que son apparition m’a un peu surpris. Ce n’est pourtant pas que j’aye cru qu’il vînt ici sans être sûr que vous ne le trouveriez pas mauvais ; c’est le moindre des égards que l’on doit à une femme comme vous.

CIDALISE.

De mon aveu ! pouvez-vous le croire ? Sept ou huit jours avant mon départ, je soupois avec lui chez la petite Comtesse. Il y fut question du séjour que je comptois faire ici ; il eut l’audace de me dire qu’il viendroit m’y faire sa cour. Comme je sçais qu’il a des projets sur cette pauvre petite femme, & que jusques à présent elle n’entre pas dans ses vûes, je crus que pour la déterminer, il vouloit lui donner de la jalousie, & qu’il me faisoit l’honneur de croire que j’ai dequoi l’allarmer ; mais j’avois reçu si froidement sa politesse, que je vous avoue que je me flattois qu’il n’oseroit pas venir dans un lieu où il doit être vu avec moins de plaisir que personne, & que rien ne peut égaler la surprise que j’ai eue en l’y voyant arriver. Aussi l’ai-je traité comme vous avez fait Araminte, à qui il me semble que vous en voulez encore plus qu’à Célimene même.

CLITANDRE.

Ma foi ! en cas, comme je vous en soupçonne, que ce soit pour vous procurer quelques scènes agréables que vous avez voulu avoir cette femme, il faut convenir que vous avez bien réussi, & que le souper a été d’une gayeté merveilleuse.

CIDALISE.

Je ne crois pas de mes jours en avoir fait un plus embarrassant & plus triste. Vous, entre deux femmes de qui les prétentions vous gênoient, (car vous ne pouvez pas disconvenir qu’il n’y en eût au moins deux qui en avoient sur vous.) Moi, en face d’Éraste, impatientée, plus que je ne puis l’exprimer, de ses prétentions, de ses regards & de ses propos ; non ! en vérité ! j’ai cru que j’en mourrois d’ennui & de fureur !

CLITANDRE.

On en meurt à moins tous les jours, & je n’étois pas, je vous jure, plus à mon aise que vous.

CIDALISE.

Pour votre sécheresse avec Célimene, je n’en ai pas été bien surprise ; mais à l’égard d’Araminte que vous avez…

CLITANDRE.

Moi ! j’ai Araminte ! voilà bien la plus abominable calomnie ?

CIDALISE.

Mon dieu ! Ne vous fâchez pas tant contre moi ! Est-ce ma faute, si le Public vous la donne ?

CLITANDRE.

Le Public ! Le Public, avec sa permission, feroit mieux de la garder, que de me la donner comme il fait. Il est encore plaisant le Public !

CIDALISE.

Clitandre ! Vous n’êtes pas de bonne foi !

CLITANDRE,
Lui répond fort bas.

Il est sûr que si vous continuez à me parler de ce ton-là, il ne me sera pas aisé de vous entendre.

CIDALISE.

La belle fantaisie ! à propos de quoi donc cet air de mystere ?

CLITANDRE,
Toujours fort bas.

Eh ! Justine ?

CIDALISE.

Eh bien ! Que vous fait-elle ?

CLITANDRE.

Oh ! rien ! c’est seulement que je n’ai pas déterminé de la mettre dans la confidence, & que je ne puis, tant qu’elle restera dans votre chambre, m’expliquer librement sur certains articles.

CIDALISE.

Je ne vois pas pourquoi vous voulez l’en bannir aujourd’hui : tous ces jours derniers elle ne vous y a point paru de trop.

CLITANDRE.

Cela se peut ; mais en le supposant comme vous, je n’avois pas les mêmes choses à vous dire. Vous en ferez ce que vous voudrez ; mais il me semble que si vous vouliez bien que nous fussions seuls, cela n’en seroit que mieux.

CIDALISE.

Voilà une singuliere idée ! Justine est une petite fille fort sûre.

CLITANDRE.

Je n’attaque point sa discrétion, & je ne doute point que vos secrets ne soient fort bien entre ses mains ; mais vous ne devez pas trouver extraordinaire que je ne veuille mettre les miens qu’entre les vôtres.

CIDALISE.

Elle dort, & sûrement elle ne vous entend pas.

CLITANDRE.
Elle peut le feindre, & m’entendre : enfin, madame, qu’elle soit ou non endormie, sa présence m’inquiéte & me gêne. Ou permettez-moi de me taire sur ce que vous me demandez, ou consentez que nous soyons seuls.
CIDALISE.

Seuls !… Mais pourquoi ?… en vérité ! cela est ridicule ! Non, toutes réflexions faites, je n’y consentirai jamais.

CLITANDRE.

Comme il vous plaira, au reste ; mais je vous avoue que j’ai peine à comprendre votre répugnance sur une chose si simple, qui me paroît tirer si peu à conséquence pour vous, & qui m’est à moi si nécessaire.

CIDALISE,
D’un ton piqué.

Enfin, il faut donc faire ce qui vous plaît ; mais assurément vous me ménagez peu ! Justine, Justine ! Voyez comme elle ne dormoit pas ! Justine ! vous pouvez vous coucher.

JUSTINE.

À quelle heure, Madame veut-elle qu’on entre demain ?

CIDALISE.
Embarrassée.

Mais voilà une singuliere question ! À l’heure ordinaire, apparemment ?

JUSTINE.

On attendra que Madame sonne.

(Elle sort.)
CIDALISE.

Eh bien ! Monsieur, vous venez de l’entendre ! elle vient de me tenir un joli propos ! Voilà pourtant à quoi vous m’exposez !

CLITANDRE.

Mais, Madame, daignez donc vous mettre à ma place…

CIDALISE.

Mettez-vous vous-même à la mienne, Monsieur. Croyez-vous de bonne foi qu’elle sorte de ma chambre sans la plus forte persuasion qu’elle nous y gênoit beaucoup ; que nous sommes arrangés, & que ceci, qui n’est bien assûrément qu’une chose de hazard à laquelle nous n’avons pensé ni vous ni moi, ne soit un rendez-vous très décidé ?

CLITANDRE.

Elle a donc l’esprit bien mal fait, votre Justine !

CIDALISE.
D’un ton un peu brusque.

Elle l’a comme tous les gens de son espece ; cela ne suffit-il pas ? Vous-même, que penseriez-vous si vous appreniez demain qu’un des hommes, qui sont ici, a passé la plus grande partie de la nuit dans ma chambre ? Auriez-vous la bonté de croire qu’il ne l’auroit employée qu’à me raconter des histoires ?

CLITANDRE.

Il est certain que je vous croirois pour cela quelque raison particuliere ; mais Justine, qui est votre confidente, & qui sçait qu’il n’y a rien entre vous & moi, ne doit pas penser là-dessus comme je pourrois faire. Eh ! plût au ciel qu’elle pût me croire l’homme du monde le plus heureux, & que je le fusse autant qu’elle me feroit l’honneur de le croire !

CIDALISE.

Son absence vous a rendu bien galant !

CLITANDRE.

Non, mais il est assez simple qu’elle m’ait rendu plus libre. Si je n’avois dû rien gagner à son départ, que m’auroit fait qu’elle fût partie ?

CIDALISE.
D’un ton fort sérieux & d’un air un peu allarmé.

Au moins, monsieur…

CLITANDRE.

Eh ! Madame, vous me connoissez. D’ailleurs que gagnerois-je à vous manquer, quand vous ne m’accorderiez rien de tout ce que je pourrois vous demander, ou que je vous offenserois, si je voulois tenter quelque chose ?

CIDALISE.

Au vrai, Clitandre, vous n’aimez donc pas Araminte ?

(Clitandre hausse les épaules.)

Mais pourtant vous l’avez eue.

CLITANDRE.

Ah ! c’est autre chose.

CIDALISE.

En effet, on dit qu’aujourd’hui cela fait une différence.

CLITANDRE.

Et je crois de plus que ce n’est pas d’aujourd’hui que cela en fait une.

CIDALISE.

Vous m’étonnez. Je croyois que c’étoit une obligation que l’on avoit à la Philosophie moderne.

CLITANDRE.

Je croirois bien aussi qu’en cela, comme en beaucoup d’autres choses, elle a rectifié nos idées ; mais qu’elle nous a plus appris à connoître les motifs de nos actions, & à ne plus croire que nous agissons au hazard, qu’elle ne les a déterminées. Avant, par exemple, que nous sçussions raisonner si bien, nous faisions sûrement tout ce que nous faisons aujourd’hui ; mais nous le faisions, entraînés par le torrent, sans connoissance de cause, & avec cette timidité que donnent les préjugés. Nous n’étions pas plus estimables qu’aujourd’hui ; mais nous voulions le paroître, & il ne se pouvoit pas qu’une prétention si absurde ne gênât beaucoup les plaisirs. Enfin, nous avons eu le bonheur d’arriver au vrai : eh ! que n’en résulte-t-il pas pour nous ? Jamais les femmes n’ont mis moins de grimaces dans la société ; jamais l’on n’a moins affecté la vertu. On se plaît, on se prend. S’ennuye-t’on l’un avec l’autre ? on se quitte avec tout aussi peu de cérémonie que l’on s’est pris. Revient-on à se plaire ? on se reprend avec autant de vivacité que si c’étoit la premiere fois qu’on s’engageât ensemble. On se quitte encore, & jamais on ne se brouille. Il est vrai que l’amour n’est entré pour rien dans tout cela ; mais l’amour, qu’étoit-il, qu’un desir que l’on se plaisoit à s’exagérer, un mouvement des sens, dont il avoit plû à la vanité des hommes de faire une vertu ? On sçait aujourd’hui que le goût seul existe ; & si l’on se dit encore qu’on s’aime, c’est bien moins parce qu’on le croit, que parce que c’est une façon plus polie de se demander réciproquement ce dont on sent qu’on a besoin. Comme on s’est pris sans s’aimer, on se sépare sans se haïr, & l’on retire du moins, du foible goût que l’on s’est mutuellement inspiré, l’avantage d’être toujours prêts à s’obliger. L’inconstance imprévûe d’un Amant accable-t-elle une femme ? à peine lui laisse-t’on le tems de la sentir. Des raisons de bienséance ou d’intérêt ne lui permettent-elles pas de quitter un Amant ennuyeux, ou qui a cessé de paroître aimable ? tous ses amis se relayent pour l’étourdir sur le malheur de sa situation. Lui prend-t’il un caprice, dans la minute il est satisfait. Sommes-nous dans tous les cas dont je viens de faire l’énumeration, nous trouvons les mêmes ressources dans la reconnoissance des femmes avec qui nous avons un peu intimément vécu ; & je crois, à tout prendre, qu’il y a bien de la sagesse à sacrifier à tant de plaisirs quelques vieux préjugés qui rapportent assez peu d’estime, & beaucoup d’ennui à ceux qui en font encore la règle de leur conduite.

CIDALISE.

Assûrément, si vous croyez tout ce que vous venez de me dire, vous avez jusques à présent agi bien peu d’après vos maximes, vous qui n’êtes pas encore consolé de l’inconstance de Célimene, & qui l’avez si tendrement aimée.

CLITANDRE.

Je l’ai adorée, j’en conviens ; mais peut-être aussi est-ce moins ma façon de penser que je viens de vous peindre, que celle qu’il semble que quelques personnes ont aujourd’hui.

CIDALISE.

Ah ! quelques chagrins que la vôtre vous ait procurés, n’en changez pas. Il est possible, croyez-m’en, que vous rencontriez une femme plus digne de vos sentimens que ne l’a été Célimene ; & vous auriez trop à vous reprocher, si vous cherchiez à vous venger, sur une Maîtresse estimable, des affreux procedés de celle-là.

CLITANDRE.

Ce n’est pas non plus mon intention, & si vous connoissiez celle que mon cœur desire, vous ne me soupçonneriez pas d’une idée aussi injuste qu’elle seroit barbare.

CIDALISE.

Vous n’aimez donc plus du tout Célimene ?

CLITANDRE.

Non, je vous le jure ; mais en revanche, je ne connois personne qui m’inspire un si souverain mépris.

CIDALISE.

Prenez-y garde, Clitandre. Vous croyez la haïr, & quand on hait encore ce qu’on a tendrement aimé, il s’en faut beaucoup que le cœur soit guéri.

CLITANDRE.

Je l’ai haïe sans doute, & avec une violence qu’il me seroit difficile de vous exprimer : mais il ne me reste plus à présent pour elle que ce mépris froid & paisible dont personne ne pourroit se dispenser de l’honorer, si tout le monde sçavoit comme moi combien elle en mérite ; ce mépris enfin que vous, qui la connoissez si bien, avez pour elle.

CIDALISE.

Seroit-ce Araminte qui l’auroit si absolument bannie de votre cœur ? J’aurois peine à le croire, & je vous avoue que j’en serois fâchée.

CLITANDRE.

Araminte ! Mais de bonne foi cela peut-il se supposer ! Pensez donc du moins une femme que l’on puisse aimer un peu.

CIDALISE.

Mais que vient-elle donc faire ici ?

CLITANDRE.

Je crois que je m’en doute ; mais cela ne dit pas que je l’aime.

CIDALISE.

Pourquoi aussi ne vous sentant point en disposition de la traiter mieux, ne l’avez-vous pas laissée à Paris ? Car, toute plaisanterie à part, c’est sans que je l’aye en aucune façon priée ; & même sans qu’elle m’ait pressentie, qu’elle est venue s’établir chez moi ; & je vous le dis naturellement, elle me feroit plaisir de s’en retourner.

CLITANDRE.

Et à moi aussi, je vous le proteste. Je vous assure de plus, que si elle ne s’en va pas, c’est que je m’en irai, moi.

CIDALISE.

Non, Clitandre, elle restera, & vous ne vous en irez pas.

CLITANDRE.

En vérité ! Madame, il est aussi trop singulier que vous croyiez que l’on puisse rester dans un lieu où l’on a le malheur de trouver une Araminte, sur-tout quand elle s’avise d’y être tendre.

CIDALISE.

Oh çà ! Comte, je suis votre amie, & je crois que vous ne doutez pas de ma discrétion. Puisque le hazard de la conversation nous a portés sur elle, ouvrez-moi votre cœur, & ne me cachez rien de ce qui s’est passé entre elle & vous.

(Il rêve.)

Ah ! je vous en prie ; au fonds, après être convenu avec moi de l’avoir eue, doit-il tant vous en coûter pour me dire comment elle s’est engagée avec vous ?

CLITANDRE.

Vous avez raison, & je sens bien que je ne devrois pas vous refuser ce que vous me demandez ; mais ce sont des choses sur lesquelles, soit principe, soit préjugé, je ne parle pas volontiers. Ce n’est pas que je ne sçache qu’elle mérite peu de ménagemens, & que mille autres pourroient dire d’elle ce qu’elle m’a mis à portée d’en sçavoir ; cependant…

CIDALISE.

Le beau scrupule ! Vous l’avez eue, je le sçais ; que vous reste-t’il à m’apprendre que des détails ?

CLITANDRE.

Cela est vrai, & c’est à cause de cela précisément que je ne conçois pas votre curiosité. Ces sortes d’aventures sont si peu variées, que qui en sçait une, en sçait mille. Au reste, puisque vous le voulez, je ne vous cacherai rien.

CIDALISE.

Avant tout, ouvrez un peu plus ce rideau ; je ne vois pas.

CLITANDRE.

J’étois allé, au commencement de l’été, à la campagne chez Julie. Il y avoit beaucoup de monde, Araminte entre autres, que personne ne desire, & qui se prie par-tout. Je commençois à perdre beaucoup de la douleur que l’inconstance de Célimene m’avoit causée, & de jour en jour ma liberté me devenoit plus à charge. Je brulois de me rengager, & si vous me permettez de vous le dire, mon cœur, qu’à votre entrée dans le monde, vous aviez assez vivement blessé, reprenoit pour vous ses premiers penchans ; mais vous aimiez encore Éraste. Je me représentai fortement l’inutilité de mes vœux. La certitude de ne pas réussir, & la crainte de vous ennuyer & de vous déplaire en vous poursuivant avec cette opiniâtreté fatigante, que nous croyons nous devoir quand une fois nous avons expliqué nos desirs, m’obligerent à garder le silence.

CIDALISE.

Vous fîtes fort bien. J’aimois en effet Éraste avec la plus grande vivacité ; & sûrement vous n’auriez pas eu à vous louer du succès.

CLITANDRE.

J’avois aussi quelques raisons de croire que quand même vous auriez été libre, vous ne m’en auriez pas rendu plus heureux. Quoi qu’il en soit, je n’imaginai même pas de vous informer des perfidies qu’il vous faisoit tous les jours. J’étois sûr que cette confidence ne feroit que vous tourmenter, & toutes réflexions faites, je crus devoir me taire, & sur mes desirs, & sur ses infidélités.

CIDALISE.

L’ingrat ! que je l’aimois ! Croiriez-vous bien que depuis qu’il m’a forcée de rompre avec lui, il n’y a que bien peu de tems que je me sens pour lui cette indifférence profonde qu’il n’est plus possible de surmonter ?

CLITANDRE.

En ce cas, il est donc bien sot de n’avoir pas avancé son voyage ; car à ne vous rien cacher de ses idées, il n’est venu ici que pour se raccommoder avec vous, & il en a l’esperance.

CIDALISE.

Ce n’est en lui qu’un ridicule de plus ; mais j’avoüe que je voudrois qu’il fût devenu sincérement amoureux de moi.

CLITANDRE.

Ah ! qu’il entre encore d’amour dans ce desir !

CIDALISE.

Je conviens que l’on pourroit le soupçonner ; mais je vous donne ma parole d’honneur que c’est sans aucune idée, que je doive me reprocher, que je le forme.

CLITANDRE.

À vous parler franchement, j’ai tant de peine à croire que vous l’aimiez, que je croirai bien aisément que vous ne l’aimez plus. Mais puisque nous en sommes sur ce chapitre, dites-moi, je vous prie, comment un petit homme si mauvais plaisant, si peu fait pour plaire, d’une si misérable santé…

CIDALISE.

Ah ! Clitandre, me feriez-vous l’injure de croire que j’aye pû faire quelque attention à ce dernier article ?

CLITANDRE.

Non, assûrément ! Mais c’est qu’un Amant malade, pour ainsi dire, de profession, est, à ce que je crois, toujours moins amusant qu’un autre. Vous conviendrez du moins que si ce n’est pas une raison de rejetter un homme, ce n’en est pas non plus une de le prendre.

CIDALISE.

Aussi ne fut-ce pas ce qui me détermina en sa faveur. Grand Dieu ! que l’amour est un sentiment bizarre ! Quand je vois aujourd’hui ce même objet qui, il n’y a encore que si peu de tems, avoit sur moi tant de pouvoir ; lorsque je juge de sang-froid cet homme qui a été si dangereux pour mon cœur, j’avoüe que j’ai peine à comprendre qu’il ait pu me tourner si violemment la tête, & que j’en sens contre moi-même la plus forte indignation.

CLITANDRE.

Vous êtes donc bien sûre que vous ne renoüerez pas avec lui ?

CIDALISE.

Quelle idée ! Dans le tems même que je mourois de douleur de l’avoir perdu, il a tenté vainement de me ramener à lui, & les dispositions, où je me trouve, ne me permettent pas de craindre qu’il puisse à présent ce qu’alors il ne put pas.

CLITANDRE,
Avec inquiétude.

Est-ce que vous penseriez à en prendre un autre ?

CIDALISE.

Non, je vous le jure ; mais s’il étoit vrai que j’aimasse, je me flatte que je sçaurois triompher de mon amour, & le laisser même ignorer à celui qui en seroit l’objet.

CLITANDRE.

Cruelle ! pouvez-vous former de pareils projets !

CIDALISE.

Eh ! que vous importe que… mais reprenez votre histoire.

CLITANDRE.

Croyez-vous que je n’eusse rien de plus intéressant à vous dire ?

CIDALISE.

Je ne sçais ; mais vous ne pouvez me dire rien qui me fasse autant de plaisir.

CLITANDRE.

Ce que vous me dites est assez peu poli ; mais vous affligez plus mon cœur, que vous ne mortifiez mon amour-propre.

CIDALISE.

Finissez donc ! Attendrai-je éternellement ? Vous êtes insupportable !

CLITANDRE.

Eh bien ! Araminte, en me voyant, me destina in petto au glorieux emploi de l’amuser. Vous sçavez avec quelle promptitude elle fait connoissance, vous connoissez son indécente familiarité, & ses agaceries, mille fois plus indécentes encore. Nous sommes libertins : je n’avois rien dans le cœur pour me défendre d’elle. Elle ne me toucha point, mais elle me tenta. Je lui parlai sur le ton qui convenoit également à son caractère & à la sorte d’impression qu’elle faisoit sur moi. Loin de s’en offenser, les desirs les moins flatteurs pour elle, & les moins tendrement exprimés, lui parurent une passion violente qu’elle ne pouvoit récompenser trop tôt. La façon vive, & assez peu honnête dont je lui exposai mes intentions, acheva de me concilier son estime. Je lui dis des choses très-libres ; elle les prit pour des galanteries. Je ne voulois pas, comme vous le croyez bien, d’affaire en règle avec elle ; mais je la jugeois bonne pour une passade, & je résolus de m’en amuser tant qu’elle resteroit chez Julie. En revenant de la promenade, le hazard nous fit passer par un petit bosquet assez obscur. Par le même hazard, nous nous étions insensiblement séparés de la compagnie. Je trouvai, & le lieu très propre à prendre avec elle les plus grandes libertés, & elle si disposée à me les souffrir, que je ne sçais comment elle eut la force de ne m’en pas remercier. En me priant le plus poliment du monde de finir, elle me laissoit continuer avec une patience admirable. Cependant une foiblesse lui prit, & ce que je me reprocherai toujours ! j’eus l’indignité d’abuser de l’état où je l’avois réduite.

CIDALISE.

Ah ! grand Dieu ! comment ! vous !…

CLITANDRE.

Oui, Madame, on ne sçauroit pousser plus loin le manque de respect ; j’en suis encore d’une honte !

CIDALISE.

Mais, Clitandre, avec votre permission, les faits sont-ils bien tels que vous me les racontez ?

CLITANDRE.

Ils sont si simples, que je m’étonne que vous y trouviez de quoi vous faire une histoire. Vous me connoissez assez pour sçavoir qu’ordinairement je ne ments pas. D’ailleurs tout cela n’est qu’un coup de foudre, & ils sont, depuis quelque tems, devenus aussi communs que l’on prétend qu’ils étoient rares autrefois.

CIDALISE.

Je vous avoüe que je sçais qu’Araminte a eu quelques affaires, & que le Public la croit peu cruelle ; mais elle est étourdie, assez méchante. Sa conduite est legère, sa langue ne l’est pas moins. J’ai cru que la calomnie lui prêtoit beaucoup de choses, & qu’elle étoit dans le fond plus coquette que galante. Vous me confondez ! Après ?

CLITANDRE.

Je suis poli, moi ; & quoiqu’elle ne me fît pas de reproches, je crus qu’il étoit de la bienséance que je lui fisse des excuses. Elle les reçut comme une suite de bons procédés de ma part, & en fut si enchantée, qu’elle voulut absolument que j’allasse, quand tout le monde seroit couché, les lui réitérer dans sa chambre. Cette affaire, comme vous le voyez, ne commence pas tout-à-fait sur le ton du sentiment, & il me semble qu’elle s’étoit mise elle-même dans le cas de ne m’en pas oser demander. Je lui rends justice ; d’abord elle n’y pensa pas plus que moi. Le souper fut fort gai : elle m’y honora de toutes les faveurs qu’une femme, qui ne se contraint qu’à un certain point, peut accorder à quelqu’un en assez nombreuse compagnie. Je les reçus comme je le devois, ou plûtôt comme je ne le devois pas, puisque j’y répondis. Cependant, par vanité, je la priai de vouloir bien se contenir un peu. Elle fut tout l’après-souper de la tendresse la plus vive. Enfin on alla se coucher, & je passai dans sa chambre le plûtôt qu’il me fut possible.

CIDALISE.

Vous y allâtes !

CLITANDRE.

Assûrément ! Que vouliez-vous donc que je fisse ? Pouvois-je manquer à ma parole ? Elle m’attendoit ! Je la trouvai couchée, & j’avoue que je crus qu’après toutes les libertés qu’elle m’avoit laissé prendre, celle de me mettre dans son lit n’avoit rien qui dût la choquer à un certain point. En effet, la seule chose qu’elle me demanda, fut de vouloir bien éteindre les bougies, ou de fermer les rideaux. Cela ne me parut qu’un caprice : je ne les aime pas, & je lui refusai durement la grace qu’elle me demandoit. Quand elle vit que je ne me prêtois pas à ses intentions, elle eut la complaisance de plier à mes volontés. Les bougies resterent allumées, & les rideaux ouverts. Nous commençâmes à en agir ensemble familiérement ; & j’étois sur le point de lui avoir encore les dernieres obligations, lorsqu’une tendre inquiétude la saisit. Elle se rappella que je ne lui avois pas encore dit que je l’aimois, & me protesta, si je ne la rassûrois pas sur mon cœur, que quelque extraordinaire que fût le goût qu’elle avoit pour moi, & quelques preuves même qu’elle m’eût déjà données de sa foiblesse, elle sçauroit indubitablement la vaincre. Je sentois bien que si elle m’eût aimé, elle n’auroit pas eu lieu d’être contente de ce qu’elle m’inspiroit ; mais la bienséance & l’état où j’étois, ne me permettoient que de la tromper, & je lui répondis que je ne concevois pas qu’avec les preuves actuelles que je lui donnois de mes sentimens, elle pût s’obstiner à en douter. Elle avoit jusques-là paru ne se livrer à sa tendresse qu’avec contrainte ; mais la certitude d’être aimée bannissant ses scrupules, elle devint d’une tendresse, d’une vivacité, d’une ardeur incompréhensibles. Ah ! si vous aviez vû, Madame ! Non ! c’est que cela étoit d’une beauté !…

CIDALISE,
Séchement.

Je le crois, monsieur le comte, mais n’en supprimez pas moins ces agréables détails.

CLITANDRE.

Enfin, quoique j’eusse dans le fond plus à me plaindre d’elle qu’à la remercier, je crus que la politesse me condamnoit à lui faire des remerciemens ; & si ce ne fut pas du fond du cœur que je lui en fis, je mis du moins dans les miens tant de galanterie, & elle en fut si contente, qu’elle n’oublia rien pour que je lui en fisse encore. Mon dieu ! quand j’y songe, que c’est une digne femme ! Cependant, malgré tout ce que je lui devois, & la sorte d’égarement où nous mettent toujours les premieres bontés d’une femme, soit que nous devions, ou ne devions pas les recevoir avec transport, il m’avoit paru que j’aurois été plus heureux encore, & que j’aurois eu moins à prendre sur mon imagination, si elle eût eu autant à se loüer de la nature, qu’elle sembloit le croire. J’ai le malheur d’être fort curieux. Mon doute me tourmentoit, je la priai donc de le faire cesser. Rien n’étoit si simple, ni même si galant que cette prière. Vous ne pourriez cependant que difficilement imaginer combien j’eus de peine à la lui faire agréer. Cette proposition blessoit mortellement sa pudeur.

CIDALISE.

Ah ! quel conte ! Ce scrupule étoit bien placé !

CLITANDRE.

Enfin ; elle ne vouloit pas, mais je voulois, moi, & quelque résistance qu’elle m’opposât, je voulus si bien, qu’elles fut obligée de céder. Ah ! Madame…

CIDALISE.

Quoi donc ?

CLITANDRE.

Ah ! Quel monstre !

CIDALISE.

Elle ! vous m’étonnez ! Je ne comprends pas ce que cette femme peut avoir de si horrible. Sa gorge n’est point parfaite, mais elle n’est pas mal non plus. Elle a le bras bien tourné, la main assez jolie, le pied assez bien, & j’ai oüi dire que tout cela devoit faire penser…

CLITANDRE.

Eh ! mon Dieu ! Madame, si vous sçaviez combien peu il faut se fier aux règles, & combien tous les jours, soit d’une façon, soit d’une autre, nous y sommes attrapés, vous ne seriez pas si surprise de ce qu’Araminte ne tient pas tout ce qu’elle semble promettre.

CIDALISE.

Qu’avant l’aventure du bosquet, vous jugeassiez d’elle comme je faisois tout-à-l’heure, cela me paroît tout simple ; mais ce que je ne conçois pas, c’est qu’après vous ayez été la trouver dans sa chambre avec autant d’empressement que si vous l’eussiez trouvé charmante.

CLITANDRE.

Si j’avois l’honneur d’être un peu plus intimément connu de vous, vous ne me feriez pas cette question. D’ailleurs, après ce qu’elle avoit bien voulu faire pour moi, comment vouliez-vous que je lui refusasse d’aller la trouver ? Il ne me restoit de parti à prendre que de la satisfaire, ou de m’enfuir. Le dernier auroit sans doute été le plus sage ; mais malheureusement il ne me vint pas dans l’esprit. Au surplus, je m’étois instruit dans le bosquet moins que vous ne pensez. L’insolence n’a jamais permis l’examen, & si je n’eus pas dequoi la croire parfaite, du moins ne pûs-je pas non plus la trouver aussi détestable qu’elle l’est en effet.

CIDALISE.

Ce que je ne comprends pas, c’est qu’une femme, telle que vous me dépeignez Araminte, soit aussi galante. L’amour-propre devroit au moins lui tenir lieu de principes ; car en supposant qu’elle se fût cru, en entrant dans le monde, tous les charmes imaginables, il ne seroit pas possible que tous les hommes, qu’elle a eus, se fussent accordés pour servir sa vanité, ou que s’ils ont eu la politesse de la ménager, ou la fausseté de l’entretenir, que le peu de tems qu’ont duré les liaisons qu’elle a voulu former, & mille autres circonstances aussi propres à nous faire ouvrir les yeux sur nous-mêmes, ne l’eussent pas désabusée.

CLITANDRE.

Nous sommes sur cet article aussi faux, ou aussi polis que vous le croyez, & nous quittons ordinairement une femme sans chercher à l’humilier, à moins cependant que notre vanité ne soit intéressée à le faire. Il est certain, au reste, que si j’eusse sçu combien la noble confiance qu’Araminte a en elle-même, est mal fondée, je ne l’aurois pas prise ; mais j’étois à cet égard dans le cas du monde le plus cruel. Il y a fort peu de gens qui ne l’ayent eue ; mais il n’y a pas un homme d’un certain genre qui ait cru devoir se vanter de l’avoir possedée, & elle est peut-être la femme de France que l’on connoît le plus, & sur laquelle pourtant on trouveroit le moins de renseignemens. Elle est enfin de ces sortes d’espèces dont on ne dit rien, ou par égard pour soi-même, ou par méchanceté pour les autres.

CIDALISE.

Vous ne la connoissiez donc point du tout ?

CLITANDRE.

Pardonnez-moi. Je la connoissois comme nous nous connoissons tous. Je l’avois trouvée deux fois à l’opéra dans la loge de Julie ; j’avois soupé avec elle autant de fois, je crois, chez la même ; je l’avois rencontrée à la Cour chez les Princesses : mais dans toutes ces occasions nous nous étions parlé fort peu, & soit que mon attachement pour Célimene lui imposât, soit qu’elle-même eût à la Cour, contre sa coutume, quelque affaire suivie, elle m’avoit regardé avec une indifférence que je voudrois bien qu’elle eût eu la bonté de me conserver.

CIDALISE.

Je n’ai pas à présent de peine à le croire. Mais voilà un insupportable rideau, de retomber toujours ! Arrangez-le donc de façon qu’on n’ait pas besoin de l’arranger sans cesse.

CLITANDRE.

Si vous le vouliez, je pourrois mieux faire. Vous n’êtes pas prude, je ne suis point impertinent ; je vais m’asseoir sur votre lit.

(Elle lui fait place.)
CIDALISE.

Vous dûtes au moins lui trouver des charmes, qui en général, vous touchent assez ? Vous m’entendez, sans doute ?

CLITANDRE.

À elle ! Elle n’en a point.

CIDALISE.

Ah ! pour cela, Clitandre, je ne sçaurois vous croire. Après ce que vous m’avez dit de ses transports, de sa vivacité…

CLITANDRE.

Vous vous trompez. Tous ces transports n’étoient pas plus causés par ce que vous pensez, que par l’amour même, qui sûrement n’y entroit pour rien. C’étoit une galanterie qu’elle me faisoit gratuitement ; pure générosité de sa part, ou pour parler plus juste, habitude & fausseté. Elle sçait que les femmes, qu’il nous est impossible d’intéresser, ne nous plaisent pas, & elle ne feignoit tant d’ardeur, que pour me faire croire qu’elle m’aimoit, & pour m’en donner à moi-même.

CIDALISE.

Puisqu’elle avoit dans le fonds si peu de sensibilité, quel besoin avoit-elle de vous voir si ardent ?

CLITANDRE.

Elle a l’imagination fort vive & fort déréglée, & quoique l’inutilité des épreuves, qu’elle a faites en certain genre, eût dû la corriger d’en faire, elle ne veut pas se persuader qu’elle soit née plus malheureuse qu’elle croit que d’autres ne le sont, & elle se flatte toujours qu’il est réservé au dernier, qu’elle prend de la rendre aussi sensible qu’elle desire de l’être. Je ne doute même pas que cette idée ne soit la source de ses déréglemens, & de la peine qu’elle prend de joüer ce qu’elle ne sent pas. Ajoutons aussi que ces sortes de femmes sont fort vaines, & que sans avoir besoin en aucune maniere qu’un homme soit si singulier, leur amour-propre desire de le voir tel, comme le nôtre quelquefois nous fait faire des efforts qui passent nos forces ou nos desirs. Je dirai plus, c’est qu’aujourd’hui il est prouvé que ce sont les femmes à qui les plaisirs de l’amour sont le moins nécessaires, qui les recherchent avec le plus de fureur, & que les trois quarts de celles qui se sont perdues, avoient reçu de la nature tout ce qu’il leur falloit pour ne l’être pas.

CIDALISE.

C’est une chose que je sçais comme vous, & que j’ai encore plus de peine que vous à comprendre.

CLITANDRE.

C’est, je vous l’avoue, un fort plaisant siécle que celui-ci, & délicieux à considérer un peu philosophiquement.

CIDALISE.

Faisons dans cet instant ce que ce siécle paroît faire toujours ; ne réfléchissons point. Cette admirable Araminte vous trouva-t-elle digne de tout ce qu’elle vouloit bien faire pour vous ?

CLITANDRE.

Il faut que vous me croyiez bien peu vain & bien vrai pour me faire une pareille question. Qu’il y a de femmes à qui je mentirois, si elles m’en faisoient une pareille !

CIDALISE.

Cela seroit assez égal avec moi.

CLITANDRE.

C’est ce que je pense, & pour vous dire la vérité, si elle eut de quoi ne pas regarder, comme perdus, les momens qu’elle vouloit bien me donner, elle n’eut pas lieu non plus de les regarder comme absolument bien employés. Elle, ne piquant pas à un certain point ma fantaisie, moi n’étant plus assez jeune pour que la vanité me tînt lieu du goût qu’elle ne m’inspiroit pas, vous pouvez aisément juger que la conversation languissoit quelquefois entre nous. Ne sçachant plus que faire de cette grosse femme-là, connoissant assez ses ridicules pour ne pouvoir plus m’en amuser, ne pouvant avec décence la quitter si tôt, & craignant l’ennui, je me divertis à chercher si elle étoit en effet aussi singuliérement tendre qu’elle se croyoit obligée de le paroître. Malgré l’art avec lequel elle joüoit ce qu’elle n’étoit pas, je m’étois fort bien apperçu de ce qu’elle est. Mais comme sur certaines choses les femmes sont extrêmement capricieuses ; que ce qui ne paroîtroit pas à l’une, digne de la plus legère attention, est pour l’autre un objet considérable ; qu’il y en a beaucoup qui par une tournure d’esprit particulière préferent l’illusion à la réalité ; que chacune enfin a ses idées & même ses manies, je crus, puisque le sérieux l’avoit intéressé si peu, qu’il falloit l’essayer par les minuties. Ce parti non seulement étoit le plus raisonnable, mais encore (ce qui peut-être vous étonnera) c’est qu’il me parut le plus convenable. Devineriez-vous bien, madame, ce que j’eus l’honneur de lui dire ?

CIDALISE.

Vous ne vous flattez pas peut-être que je répondrai à cette question ? Quel fut le succès de vos soins ?

CLITANDRE.

De m’ennuyer à périr, & de me lasser comme un chien. Enfin excédé d’elle & de ma sotte curiosité, j’allai gagner mon lit, en me promettant bien de ne plus faire de pareilles épreuves, du moins avec si peu de raison de les tenter.

CIDALISE.

L’avez-vous eue long-tems ?

CLITANDRE.

Plus que je devois : cinq ou six jours, à ce que je crois, plus ou moins.

CIDALISE.

Quoi ! cette femme que vous trouviez si horrible ? Libertin !

CLITANDRE.

Lorsque nous revînmes à Paris, nous en usâmes comme si c’eût été aux Eaux que nous nous fussions pris. Nous nous rencontrâmes plus d’une fois sans nous parler de rien, & même sans qu’elle & moi en pussions dire la raison ; nous n’avions l’un pour l’autre que la plus simple politesse. Enfin un mois après, je la trouvai à un souper que Valere nous donnoit à sa petite maison. Luscinde, elle, Julie, une petite Provinciale, parente de Luscinde, étoient les femmes. Les hommes étoient Valere, Oronte, Philinte, & moi. Le souper fut, on ne peut pas plus fou. Lorsqu’il fut fini, chacun de nous s’écarta. Nous nous partageâmes le jardin. Araminte, qui, pendant le souper, s’étoit ressouvenue de m’avoir vû quelque part, & m’avoit fait d’assez tendres agaceries, me dit, quand nous fumes seuls, qu’elle avoit une grande nouvelle à m’apprendre, qu’il lui étoit arrivé un grand bonheur. Je devinai aisément ce qu’elle vouloit me dire, & mon premier mouvement fut de l’en croire sur sa parole ; mais nous étions seuls : j’avois soupé ; je me souvins qu’il n’y avoit rien sur quoi elle méritât d’être crue, & je voulus voir si elle me disoit vrai. Croiriez-vous bien, madame, qu’elle m’avoit menti ?

CIDALISE.

Je m’en doutois. Une si noire perfidie ne vous donna pas apparemment le desir de renoüer avec elle ?

CLITANDRE.

De renoüer ! Je l’aurois battue ! Cependant depuis cette malheureuse nuit, elle a jugé à propos de s’acharner sur moi, a décidé que dans toutes les règles j’étois obligé de l’aimer, m’a suivi, tourmenté, excédé par-tout. Qu’elle y prenne garde ! on n’a des complaisances pour elle que parce qu’on la croit sans conséquence ; je la perdrai si je parle.

CIDALISE.

Mais, Clitandre, ne me supprimez-vous pas quelques soins, quelques lettres tendres, quelques sermens d’aimer toujours, mille choses enfin qu’ordinairement les hommes comptent pour rien, & que nous avons toujours le malheur de compter pour trop ? Est-il bien vrai que vous n’ayez pas trouvé dans sa possession plus de charmes, & que sa conquête ne vous ait pas coûté plus de tems que vous ne me l’avez dit ?

CLITANDRE.

Non, Madame, je vous jure. Le sentiment, le goût & le plaisir ne sont entrés pour rien dans notre affaire ; & ce qu’elle me fait aujourd’hui est d’une injustice affreuse. En arrivant ici, elle m’a signifié avec hauteur qu’elle venoit pour me faire expliquer. Je lui ai répondu avec tout le respect que j’ai pour son sexe, & tout le mépris que peut inspirer sa personne, qu’il ne se pouvoit pas que nous eussions rien à démêler ensemble. Quand elle m’a vu si bien armé contre la dignité, elle est revenue au sentiment, & m’a demandé en grace d’aller cette nuit dans sa chambre, ou de la recevoir dans la mienne, & je l’ai bien cordialement assûrée que je ne ferois ni l’un ni l’autre.

CIDALISE.

C’étoit en effet ce que vous pouviez faire de mieux : aussi dans le fond n’étoit-ce pas dans cette chambre-là que je vous croyois des affaires.

CLITANDRE.

Je n’en avois, comme vous voyez, que dans la vôtre. Mais à laquelle des femmes qui sont chez vous, votre imagination m’avoit-elle donc destiné ?

CIDALISE.

À Julie, au moins.

CLITANDRE.

À Julie ! Mais est-ce que je l’ai eue donc ?

CIDALISE.

Comment ? si vous l’avez eue ! En vérité ! la question est admirable !

CLITANDRE.

Elle ne me paroît pas, je le confesse, aussi déplacée qu’à vous. Je trouve Julie fort aimable ; mais vous m’étonnez de me croire avec elle d’aussi intimes liaisons lorsque je ne lui ai jamais rendu de soins.

CIDALISE.

Je crois pourtant sçavoir ce que je dis. Mais qu’avez-vous, Clitandre ? vous frissonnez. Est-ce que vous vous souviendriez d’Araminte ?

CLITANDRE.

Je ne serois pas surpris que son idée produisît sur moi cet effet ; car véritablement ce n’est jamais sans horreur que je me la rappelle.

CIDALISE.

Vous paroissez mourir de froid ?

CLITANDRE.

Cela n’est pas bien extraordinaire. La nuit devient fraîche ; je n’ai pour tout vêtement que ma robe-de-chambre, & je commence à la trouver terriblement legère.

CIDALISE.

J’en suis fâchée. Je desirois d’apprendre votre histoire avec Julie, & ce contre-tems me choque à un point que je ne puis dire. De quoi aussi vous avisez-vous de n’avoir qu’une robe-de-chambre de taffetas ? La belle idée ! Mais il ne se peut pas, du moins je me plais à le penser, que dessous vous soyiez tout nud.

CLITANDRE.

Le plus exactement du monde. Eh ! pourquoi pas ? Nous ne sommes encore qu’au commencement de l’automne.

CIDALISE,
Fort sèchement.

Vous pouvez être dans votre appartement comme il vous plaît ; mais vous me permettrez de vous représenter que pour passer dans le mien vous vous êtes mis dans un assez singulier équipage.

CLITANDRE,
Embarrassé.

Vous me faites faire une réflexion qui me peine, & je ne sçaurois vous exprimer à quel point je suis honteux de vous faire penser un instant que j’ai pû avoir l’intention de vous manquer.

CIDALISE,
Avec dignité.

Je crois ne mettre dans ceci ni humeur, ni ce qu’aujourd’hui l’on appelle begueulerie, & qui pourroit bien être ce que l’on appelloit pudeur autrefois ; mais je vous avoüe que je ne comprends pas comment vous avez imaginé de paroître devant moi dans l’état où vous êtes.

CLITANDRE,
En lui baisant respectueusement la main.

Ah ! Madame vous me percez le cœur. Je n’étois qu’à demi, s’il faut le dire, dans le dessein de passer chez vous. Je le voulois, je ne le voulois pas. Je craignois de prendre mal mon tems, & si vous me permettez d’être vrai jusqu’au bout, l’idée du rendez-vous, que je vous supposois, me tourmentoit au-delà de toute expression. Je n’ai jamais pû résister au desir de sçavoir si en effet vous en aviez donné un. Absorbé dans ma rêverie, je me suis machinalement laissé deshabiller ; je l’étois enfin quand je me suis déterminé à entrer chez vous. La confusion de mes idées, notre conversation qui a commencé sur le champ, une forte préoccupation ne m’ont pas permis de songer à l’état où j’étois, où j’ai le malheur d’être encore, & dont je vous demande autant de pardons que si j’eusse effectivement eu le dessein de vous offenser.

CIDALISE,
Avec plus de douceur.

Je suis bien-aise d’avoir moins à me plaindre de vous que je ne pensois ; mais vous conviendrez, je crois, que toute autre à ma place auroit trouvé votre procedé d’une legéreté inexprimable.

CLITANDRE.

Je n’aurois pas été surpris non plus que toute autre que vous m’eût supposé quelque idée qui pouvoit prouver assez peu d’estime ; mais vous, Madame, vous qui me connoissez, vous qui sçavez à quel point je vous respecte, (quoique vous ignoriez peut-être encore combien il me seroit impossible non seulement de vous manquer, mais encore d’en former le desir) comment se peut-il que vous me mettiez dans la nécessité de m’en justifier ?

CIDALISE.

Je me sens en effet si peu faite pour être méprisée, qu’il ne vous sera pas bien difficile de me faire croire que vous ne me méprisez pas. Mais laissons cela, parlons d’autre chose. Eh bien ! Julie !

CLITANDRE.

Julie sûrement ne meurt pas de froid comme moi à l’heure qu’il est, & cela ne m’inquiete guères.

CIDALISE.

Il m’est assez égal aussi que vous en mouriez, & dans quelque position que vous vous trouviez, je veux, ne fût-ce que pour vous punir, que vous me disiez ce que je vous demandois lorsque vous m’avez forcée de m’interrompre.

CLITANDRE.

Vous desirez donc cette histoire bien vivement ?

CIDALISE.

Oui, très-vivement, je n’en disconviens pas.

CLITANDRE.

Eh bien ! Puisque c’est absolument que vous le voulez, je sçais un moyen qui me mettra en état de vous la conter, si vous l’agréez.

CIDALISE.

Et c’est ?

CLITANDRE.

Mais c’est que vous ne voudrez peut-être pas ?

CIDALISE.

Voyons toujours.

CLITANDRE.

C’est… de me laisser coucher avec vous.

CIDALISE.

Rien que cela ?

CLITANDRE.

Pas davantage.

CIDALISE,
D’un air moqueur.

Vous avez perdu l’esprit, Clitandre, de me prendre pour une Araminte.

CLITANDRE.

Je n’ai pas une si lourde méprise à me reprocher. C’est, je vous jure, en tout bien & en tout honneur que je vous propose…

CIDALISE.

Après tout ce que je viens de vous dire, ce seroit à moi une assez belle inconséquence de vous accorder ce que vous me demandez.

CLITANDRE.

Eh ! Cidalise, quand il est question de sauver la vie à quelqu’un, qu’est-ce qu’une inconséquence ?

CIDALISE.

Allez, Clitandre, vous êtes fou ; mais de ceux qu’on enferme.

CLITANDRE.

Mais se peut-il que vous doutiez de mon respect pour vous ?

CIDALISE.

Non, je veux croire que vous me respectez beaucoup, & comme c’est une idée qui me flatte, je ne vous mettrai assûrément pas à portée de me la faire perdre.

CLITANDRE.

Songez donc à ce que vous me dites. Nous sommes seuls. Tous vos gens sont loin de vous, hors Justine, qui ne vous seroit pas d’un grand secours, puisqu’il n’y a au monde personne de si difficile à réveiller. Vous êtes dans un état qui vous livreroit, presque sans défense, à mes emportemens, si j’oubliois assez ce que je vous dois pour ôser tenter rien qui vous deplût, & pourtant vous voyez que même vous trouvant plus aimable que quelque femme que ce soit, je ne vous ai seulement pas fait la plus legère proposition. Je ne vois pas bien pourquoi je serois moins sage dans votre lit que je ne l’ai été dessus. Accordez-moi, de grace, ce que je vous demande ; rien ne tire moins à conséquence.

CIDALISE,
En colère.

Oh ! Clitandre, vous m’excédez ! Je n’y consentirai jamais.

CLITANDRE.

Eh bien ! Madame, il faut donc vous épargner la douleur d’y consentir.

Ici il ôte sa robe-de-chambre, la jette dans la ruelle, se précipite dans le lit de Cidalise, & la prend dans ses bras.
CIDALISE,
Avec effroi.

Clitandre ? Monsieur ! si vous ne quittez point mon lit ! si vous ne me laissez pas ! si vous ne vous en allez point, je ne vous reverrai de mes jours !

CLITANDRE,
Vivement.

Mais, Madame, y pensez-vous ? Songez-vous que l’on peut entendre vos cris ? Que voudriez-vous, si quelqu’un venoit ici, que l’on imaginât de la situation dans laquelle on nous trouveroit tous deux ?

CIDALISE,
Avec emportement.

Tout ce qu’on voudroit. Il n’y a rien que je ne m’expose à faire penser, plutôt que de me voir réellement victime de votre témérité.

CLITANDRE.

Ah ! Madame ! Lucrece même ne pensa pas comme vous.

CIDALISE,
Avec fureur.

Je crois encore que vous plaisantez !

CLITANDRE.

Cela seroit assez déplacé dans la colère où j’ai le malheur de vous mettre, & je vous le proteste, beaucoup plus innocemment que vous ne pensez.

CIDALISE.
Toujours du même ton.

Allez, Monsieur, il est infâme à vous d’abuser, comme vous faites, de mon estime & de mon amitié. Laissez moi, je vous abhorre ! Laissez-moi, vous dis-je.

CLITANDRE.

Si je vous retenois, c’étoit beaucoup moins pour vous faire violence, que pour vous empêcher de prendre un mauvais parti. Vous voilà libre ! eh bien ! que vous-fais-je ? Je suis pourtant avec vous dans le même lit ; à ma sagesse, devriez-vous le croire ?

CIDALISE.

Taisez-vous, je vous déteste ! Que voulez-vous que pensent demain mes gens quand ils verront mon lit ?

CLITANDRE.

Rien du tout, Madame ; car je le referai avant que de m’en aller.

CIDALISE.

Ah ! sans doute : ce sera, je crois, un bel ouvrage.

CLITANDRE.

Vous verrez. Oh çà ! ne m’abhorrez donc plus tant ; rapprochez-vous un peu de moi, & que la tranquillité, où vous me voyez auprès de vous, vous rassûre.

CIDALISE.

Vous pouvez compter que si vous osez tenter la moindre chose, vous serez à jamais l’objet de ma plus cruelle aversion.

CLITANDRE.

Soit. Puissiez-vous en effet me haïr autant que je desire que vous m’aimiez, si vous avez à vous plaindre de moi !

CIDALISE.

Je ne pardonne pas même une proposition, quelque modérée qu’elle puisse être.

CLITANDRE.

Cela est dur, par exemple ! N’importe, je le veux bien. Point de proposition ; aussi bien ne seroit-ce pour moi qu’une honte de plus.

CIDALISE.

Je voudrois bien que vous le crussiez.

CLITANDRE.

Je ne sçais pas comment les autres pensent sur ces sortes de choses ; mais pour moi, je n’ai jamais trouvé plaisant d’être refusé. N’en étions-nous pas à Araminte ?

CIDALISE.

Non, nous l’avions passée. Mais est-ce que réellement vous comptez rester dans mon lit ?

CLITANDRE.

Eh ! Madame ! il me sembloit que cela étoit arrangé, & que nous avions fait nos conditions.

CIDALISE,
Riant.

Quoique je sois assûrément très fâchée contre vous, il m’est impossible de ne pas rire de la singularité de ce qui m’arrive.

CLITANDRE.

Dans le fond je crois qu’il est plus sage à vous de vous en faire un objet de plaisanterie qu’un sujet de colère.

CIDALISE.

De quoi vous avisez-vous aussi, de vous opiniâtrer à entrer dans un lit où l’on ne vous desire pas du tout, lorsqu’il y en a tant ici où je suis sûre que vous auriez été reçu à bras ouverts ?

CLITANDRE.

Je ne puis pas douter, par exemple, qu’Araminte ne m’eût bien voulu faire cette grace ; mais je crois qu’elle est la seule chez vous de qui je pusse l’attendre.

CIDALISE.

Et la seule peut-être de qui vous ne la voulussiez point recevoir. Si Julie, par exemple…

CLITANDRE.

Julie actuellement ne me tente pas plus qu’Araminte, ou pour mieux dire, je ne desire pas plus l’une que l’autre ; mais il est vrai pourtant que si bien absolument Julie le vouloit, je ne lui tiendrois pas rigueur comme à l’espèce de monstre dont vous me parlez. Est-ce que cela ne vous paroît pas tout simple ?

CIDALISE.

C’est-à-dire que vous avez plus trouvé dans Julie de cette espèce de sensibilité qui vous amuse tant, que l’autre ne vous en a montré.

CLITANDRE.

À mérite égal sur cet important article, n’est-il pas vrai que Julie devroit avoir la préférence ?

CIDALISE.

Cela n’est pas douteux. Mais en supposant que, pour parler comme vous, le mérite ne fût pas égal, je crois que l’on auroit beau jeu à parier contre la plus aimable des deux.

CLITANDRE.

Vous êtes donc bien convaincue que cette vertu, quand nous la rencontrons chez une femme, nous tient absolument lieu de tout ?

CIDALISE.

Non, mais je suis persuadée qu’elle vous leur fait pardonner beaucoup de choses.

CLITANDRE.

Il est réel qu’elle nous en plaisent davantage, en général s’entend ; car tous les hommes ne sont pas là-dessus du même avis.

CIDALISE.

Autant que j’ai pu le remarquer, vous n’êtes pas moins injustes à notre égard sur cet article, que vous ne l’êtes sur beaucoup d’autres. Une femme est-elle comme Araminte ? Elle vous ennuye. Joüe-t-elle ce qui lui manque ? Elle vous choque ? En a-t-elle ? Quelque plaisir qu’il en résulte pour vous, vous la craignez. Comment faut-il donc qu’elles soient à cet égard pour vous plaire, ou pour ne pas vous causer d’inquiétude ?

CLITANDRE.

Comme vous, Madame ; qu’elles aient cette sensibilité modérée que l’Amant lui-même est obligé de chercher, qui n’est émûe que par sa présence, déterminée que par ses caresses, & que tout autre que lui voudroit vainement éveiller.

CIDALISE.

Oserois-je bien vous demander qui vous a donné sur moi de si belles connoissances ?

CLITANDRE.

Éraste, sans doute, puisque je ne vis pas avec Damis.

CIDALISE.

L’indigne ! Quoi ! il est donc vrai que les hommes se confient ces choses-là ?

CLITANDRE.

Oui, quand, ce qui leur arrive souvent, ils n’en ont pas d’autres à se dire.

CIDALISE.

Quelle horreur !

CLITANDRE.

Je n’aurai pas de peine à convenir que cela n’est pas bien ; mais ils n’attaquent presque tous une femme que par vanité ; & la vanité seroit-elle satisfaite d’un triomphe qu’on ignoreroit ?

CIDALISE.

Que nous sommes à plaindre de ne le pas sçavoir !

CLITANDRE.

Je ne lui aurois sûrement pas fait les mêmes confidences, moi.

CIDALISE.

Eh ! Qui le sçait ?

CLITANDRE,
Vivement.

Quoi ! Cidalise, vous en doutez ? C’est quelqu’un, que vous honorez de votre estime, que vous pouvez croire capable d’une pareille indignité ! Quelle réparation ne m’en devriez-vous pas ? Vous ne répondez rien ?

CIDALISE.

C’est que je crois vous avoir assez peu offensé. J’aime mieux, au reste, avoir à vous demander pardon d’avoir trop mal pensé de vous, que de me mettre dans le cas d’être forcée de me reprocher d’en avoir pensé trop bien.

CLITANDRE.

C’est-à-dire que vous ne doutez pas que vous ne fussiez victime de la confiance que vous pourriez prendre en moi ?

CIDALISE.

Je crois qu’il vous est assez égal qu’à cet égard je pense de vous mal ou bien, & moi-même, pour vous dire la vérité, je n’ai pas encore arrangé tout-à-fait mes idées sur votre compte.

CLITANDRE,
D’un air piqué.

Oh ! pour cela, vous n’aviez pas besoin de me le dire. Il y a long-tems que je ne doute pas que je ne vous sois l’homme du monde le plus indifférent.

CIDALISE.

J’aimerois assez que vous m’en fissiez une querelle ; il y auroit à cela bien de la vanité.

CLITANDRE.

Je croyois bien que vous y en trouveriez plus que de sentiment ; mais, avec votre permission, cela ne dit pas que vous rencontrassiez juste.

CIDALISE.

Ah ! ah ! cela est assez nouveau ! Est-ce que vous voudriez me faire croire que vous êtes amoureux de moi ?

CLITANDRE,
En s’approchant d’elle d’un air tendre & soumis.

Mais, de bonne foi, vous-même ne le croyez-vous pas ?

CIDALISE.

Non, en honneur !

CLITANDRE.
En s’approchant d’elle un peu plus.

En honneur ! vous me confondez. Je ne me flattois pas de vous trouver reconnoissante ; mais je vous avoüe que je vous croyois plus instruite.

CIDALISE,
Fort sérieusement.

D’un peu plus loin, je vous prie.

CLITANDRE.

Quel sang-froid, & qu’il est insultant !

CIDALISE,
Sèchement.

Je ne sçais s’il vous choque ; mais il me semble qu’il ne devroit pas vous surprendre. À ce que je vois, vous avez formé de grands projets, & conçu de terribles esperances !

CLITANDRE.

Je ne croyois pas me conduire de façon à mériter de pareils reproches.

CIDALISE.

Mon dieu ! Je sçais que vous n’en méritez aucun, & je crois aussi ne vous en pas faire ; mais je voudrois bien toujours que vous vous en allassiez.

CLITANDRE.

Je vous obéirois sans balancer, puisque j’ai le malheur de vous déplaire où je suis, si je ne trouvois pas de danger pour vous à vous quitter actuellement. Araminte sûrement m’ira chercher ; j’ignore quel tems elle prendra pour me faire sa visite. J’ai à craindre, en ouvrant votre porte, de la trouver à la mienne, & cette aventure seroit d’autant plus affreuse, que, comme vous sçavez, mon appartement est en face du vôtre.

CIDALISE.

Ah ! pourquoi vous a-t-on logé-là ?

CLITANDRE.

Je n’en sçais rien ; mais on ne m’auroit pas sans doute donné cet appartement, si vous ne me l’aviez pas destiné.

CIDALISE.

À quelle heure comptez-vous donc me quitter ?

CLITANDRE.

Que sçais-je, moi ? Demain matin. On ne se leve pas ici de bonne heure. Je m’en irai avant que l’on entre chez vous, & personne ne pourra se douter que j’ai passé la nuit dans vos bras.

CIDALISE.

Dans mes bras !…

CLITANDRE.

Hélas ! je me trompe : c’est vous qui êtes dans les miens, & qui ne m’en rendez que plus à plaindre.

CIDALISE.

Ah ! ne me rappellez point ce qui se passe entre nous ; j’en suis d’une honte !… Mais, car il faut tout prévoir, si nous nous endormons ? Il est vrai que c’est Justine qui entre toujours la premiere… Je serois cependant bien fâchée qu’elle vous trouvât ici. Il seroit impossible qu’elle imaginât qu’ayant fait une chose aussi singulière que celle de vous laisser coucher avec moi, je n’eusse rien de plus à me reprocher.

CLITANDRE.

Véritablement elle ne le devroit pas, & par votre jolie conduite vous n’aurez pas dormi, vous vous seriez ennuyée, & Justine, par dessus le marché, me croira l’homme du monde le plus heureux, & ne gardera peut-être pas ses conjectures pour elle toute seule.

CIDALISE.

Non, toutes réflexions faites, je ne puis me prêter à cela. Il est au moins douteux qu’Araminte aille chez vous. D’ailleurs, la nuit s’avance : si son intention est de vous aller trouver, il y a apparence qu’elle l’a déjà fait, & vous ne me persuaderez pas qu’elle attende dans le coridor que vous ayez la bonté de lui faire ouvrir. Non, encore une fois, Monsieur, il faut que vous vous en alliez ; je le veux, & le veux absolument.

CLITANDRE.

Soit, Madame, puisque vous en voulez bien courir les risques.

CIDALISE.

Ah ! les risques que vous voulez me faire envisager, ne sont rien, existassent-ils, au prix de ceux qu’en effet vous me feriez courir, si vous restiez ici.

CLITANDRE.

Ah ! que craignez-vous de moi ? Ce n’est pas avec les sentimens, que vous m’inspirez, que l’on ose le plus.

CIDALISE,
D’un air moqueur.

Vos sentimens !…

CLITANDRE.

C’est-à-dire que vous ne croyez pas que je vous aime ?

CIDALISE,
Avec humeur.

Non assûrément, je ne le crois pas : mais demain je pourrai peut-être vous dire mieux que ce soir, ce que je pense de votre cœur. Vous me ferez, je vous le repete, le plus grand plaisir du monde de sortir de mon lit, & je voudrois bien n’être plus forcée de vous le redire.

CLITANDRE,
Vivement.

Pardonnez si je vous oblige à me le dire encore plus d’une fois. Le bonheur de me trouver avec vous, comme j’y suis en cet instant, est si doux pour moi, malgré les bornes que vous y avez mises !… Ah ! Madame, quelle idée ! Est-il concevable que je sois couché avec la plus aimable femme du monde, & celle de toutes dont les faveurs me flatteroient le plus ! que je la tienne dans mes bras, que je l’y serre ! qu’il n’y ait entre elle & moi que les obstacles les plus legers, & qu’elle ne me permette pas de les franchir !

CIDALISE.

C’est en effet à moi une grande cruauté !

CLITANDRE.

Eh quoi ! payerez-vous toujours mes soins de cette affreuse indifférence ?

CIDALISE.

Je n’ai jamais dû croire que vous m’en rendissiez de bien sérieux. Je sçais, à la vérité, que quelquefois je vous inspire des desirs ; mais, Clitandre, des desirs ne sont pas de l’amour, & quoique vous les exprimiez, à peu de chose près, comme la passion même, j’ai trop d’usage du monde pour m’y méprendre. Non, vous dis-je, vous ne m’aimez pas, & mille femmes feroient sur vous la même impression que moi.

CLITANDRE.

Que vous vous plaisez à le croire ! Cruelle !…

CIDALISE.

Clitandre, nous sommes amis depuis trop long-tems pour que j’use avec vous de tous les petits détours que nous croyons ordinairement devoir à la décence de notre sexe, & que dans le fond nous ne mettons en œuvre que pour satisfaire notre coquetterie. De votre côté, faites-moi grace de ce jargon frivole, & de cette fausseté avec lesquels vous faites tous les jours tant de dupes. Il seroit infâme à vous de me parler d’amour, sans en ressentir, & je crois pouvoir vous dire que notre amitié même à part, vous me devez d’autres procedés. Ou vous ne m’aimez pas aujourd’hui, ou (ce que j’ai de fortes raisons pour ne pas croire) vous m’aimez depuis bien long-tems.

CLITANDRE.

Oui, Madame, je vous aime depuis l’instant que mon bonheur vous a offerte à mes yeux.

CIDALISE.

Vous conviendrez donc, en ce cas, que vous vous êtes plû à vous chercher des distractions. Car enfin, sans compter toutes les femmes de l’espèce d’Araminte avec lesquelles vous vous êtes amusé, vous avez eu, depuis que nous nous connoissons, Aspasie & Célimene. Vous les avez toutes deux très-tendrement aimées. La mort de la première a pu seule rompre les nœuds qui vous attachoient à elle ; & si l’autre ne vous avoit pas fait la plus noire des perfidies, vous y tiendriez encore. Il est, permettez-moi de vous le dire, bien singulier que m’aimant autant que vous me le dites, vous ayez pû vous attacher si fortement à d’autres, & que vous ne m’ayez même jamais parlé de vos sentimens.

CLITANDRE.

Eh ! comment vouliez-vous que je fisse ? Lorsque nous nous connûmes, vous aimiez éperduement Damis. Il vous quitta, j’étois en Italie. Quand j’en revins, Éraste s’étoit attaché à vous. Si vous ne l’aviez pas encore, il vous plaisoit déjà. Quel tems donc pouvois-je prendre pour vous parler de ma tendresse ?

CIDALISE.

Vous faisiez bien de vous taire, puisque vous me croyiez prise ; mais vous auriez peut-être mieux fait de ne le pas croire si legérement. Il est encore naturel que je pense que si vous m’aviez aimée, vous auriez tâché de faire diversion. C’étoit du moins ce qu’un autre auroit fait ; mais chacun a ses maximes.

CLITANDRE.

J’ai là-dessus celles de tout le monde, & vous m’auriez trouvé pour le moins aussi empressé qu’Éraste, si vous eussiez répondu avec moins de froideur à la Lettre que je vous avois écrite de Turin sur l’inconstance de Damis, & que vous eussiez paru faire un peu d’attention à l’offre que je vous y faisois de mon cœur.

CIDALISE.

En effet ! il est très singulier que dans le tems que je mourois de douleur des infâmes procédés d’un homme à qui j’étois attachée depuis mon entrée dans le monde, je n’aye pas répondu favorablement à des propositions assez tendres, il est vrai ; mais que je devois beaucoup plus attribuer à la politesse qu’à l’amour.

CLITANDRE.

Vous les auriez attribuées à leur véritable cause, si elles eussent eu dequoi vous plaire. Non, Madame, mon amour vous auroit importunée, & sans doute il vous importuneroit encore.

CIDALISE.

Cela se pourroit ; ma tranquillité me plaît. Les deux épreuves, que j’ai faites, n’ont pas dû me disposer à un nouvel engagement, & d’ailleurs je pense de façon à ne pas vouloir passer perpétuellement des bras d’un homme dans ceux d’un autre. Fort jeune encore, j’ai eu le malheur d’avoir deux affaires ; je m’en méprise. Le Public a été indigné de l’inconstance de Damis, que je ne méritois assurément pas ; mais il m’a blâmée d’avoir pris Éraste, & avec un cœur tendre & vrai, n’ayant été que foible, peut-être on me croit galante, ou du moins née avec de grandes dispositions à le devenir. Je dois, & je veux me laisser oublier.

CLITANDRE.

Eh ! Madame, quand vous avez pris Éraste, est-ce d’avoir une nouvelle passion que le public vous a blâmée ? & pensez-vous que le choix de l’objet n’y soit entré pour rien ? C’est une tyrannie de sa part peut-être ; mais enfin il veut que ce qui nous paroît aimable, lui plaise, & ne nous pardonne pas d’attacher un certain prix à ce qu’il ne juge point à propos d’estimer, & vous ne pouvez pas ignorer qu’Éraste ne s’est pas acquis son estime. J’ôserai même vous dire que si vous m’aviez choisi, l’on n’en auroit point parlé de même. Éraste peut l’emporter sur moi par les agrémens ; mais j’ôse dire que l’on fait de ma façon de penser un autre cas que de la sienne ; & je n’en veux pour preuve que ce qui en arrive à Célimene, plus perdue peut-être pour m’avoir quitté, qu’Araminte ne l’est pour se donner à tout le monde. Les dispositions, où vous êtes, ne dureront pas toujours. Vous êtes née tendre, & si les malheurs, que vous avez éprouvés, vous ont fait craindre l’amour, ils n’ont point détruit en vous le besoin d’aimer. Je crois vous devoir l’égard de ne vous pas importuner de mes sentimens ; mais si jamais vous voulez vous rengager, n’oubliez pas, je vous en conjure, que je vous ai demandé la préference.

CIDALISE.

Nous verrons alors. Tout ce qu’à présent je puis, & crois même devoir vous dire, c’est que vous êtes de tous les hommes du monde celui que j’estime le plus, & que je veux bien même ne pas douter que je n’eusse été aussi heureuse avec vous que je l’ai été peu avec les deux indignes mortels à qui je me suis donnée.

CLITANDRE,
En lui baisant tendrement la main.

Ah ! Madame, vous comblez mes vœux ! Je puis donc enfin vous parler de mon amour.

CIDALISE.

On ne peut pas moins, à ce qu’il me semble. Vous venez de vous engager tout-à-l’heure à ne m’en parler jamais, & c’est une parole que je vous avertis que je ne vous rends pas.

CLITANDRE.

Ah ! pouvez-vous penser que je vous l’aye donnée sérieusement, & que je puisse garder le silence sur une passion renfermée si long-tems, lorsque je puis me flatter qu’en le rompant, je ne vous déplairai pas ?

CIDALISE.

Je ne crois pas que ce soit cela que je vous ai dit ; mais laissons, de grace, cette discussion. Vous ne mourez plus de froid à présent, & vous m’obligeriez de vous souvenir que vous me devez l’histoire de Julie.

CLITANDRE.

En vérité ! Madame, il est affreux pour moi que vous vous souveniez encore qu’elle est au monde. D’ailleurs, je n’ai rien à dire de Julie, moi.

CIDALISE.

Ah ! des reserves ! J’en suis bien-aise ! vous m’en verrez à votre tour.

CLITANDRE.

Encore une fois, Madame, je n’ai rien à vous dire de Julie. Si vous sçaviez de plus à quel point je raconte mal dans un lit, vous ne voudriez sûrement pas m’y transformer en historien.

CIDALISE.

Toutes ces excuses sont inutiles. Ou nous parlerons de Julie, ou nous ne parlerons plus de rien. Combien y a-t-il que vous l’avez eue ?

CLITANDRE.

Vous êtes, permettez-moi de vous le dire, singuliérement opiniâtre ! Mais en supposant que j’eusse eu Julie, & qu’il y eût dans notre affaire quelque chose de fort plaisant, & qui la distinguât de toutes les autres de ce genre, ce seroit actuellement l’histoire la plus déplacée qu’il y eût au monde.

CIDALISE.

Pour vous, peut-être !

CLITANDRE.

Et si déplacée, que si l’on écrivoit notre aventure de cette nuit, & que dans la position, où nous sommes ensemble, on vît arriver cette histoire-là, il n’y auroit personne qui ne la passât sans hésiter, quelque plaisir que l’on pût s’en promettre.

CIDALISE.

Ce seroit selon le goût & les idées du Lecteur.

CLITANDRE.

Il n’y en a point, je crois, qui aimât que pour un long narré l’on vînt lui couper le fil d’une situation qui pourroit l’intéresser.

CIDALISE.

Je ne vois pas pour moi, ce qu’il y a de si intéressant dans celle où nous nous trouvons. J’avoüe qu’elle peut être extraordinaire, & qu’il n’est pas bien commun qu’un homme vienne se mettre d’autorité dans le lit d’une femme, qui n’est faite, d’aucune façon, pour qu’on prenne avec elle une pareille liberté. On ne trouveroit pas cela vraisemblable, & l’on feroit bien. Il devroit le paroître moins encore qu’elle l’eût souffert ; mais pour de l’intérêt, et une situation, je ne vois pas…

CLITANDRE.

Eh bien ! Madame, quand tout ce que vous dites seroit vrai, je n’en voudrois pas plus avoir devant moi-même le ridicule de vous faire des histoires, lorsque je ne dois vous parler que de ma tendresse, & tâcher de vous déterminer à y être sensible.

CIDALISE.

C’est donc fort sérieusement que vous en avez formé le projet ?

CLITANDRE.

Oui, Madame, & ce n’est en vérité pas de cette nuit.

CIDALISE.

Je croyois avoir quelques raisons de penser le contraire, & si la nuit étoit moins avancée, je pourrois vous les dire ; mais je sens le sommeil qui m’accable, & je voudrois bien que vous me laissassiez tranquille.

CLITANDRE.

Voyez, je vous prie, combien vous êtes inconséquente !

CIDALISE.

C’est encore une discussion dans laquelle je ne me soucie pas d’entrer. Inconséquente, injuste même, pis encore si vous le voulez, je conviendrai de tout, pourvû qu’il vous plaise de quitter mon lit.

CLITANDRE.

Si vous sçaviez combien j’aurois d’envie de n’en rien faire ?

CIDALISE.

À la rigueur, cela se pourroit ; mais je ne crois pas que dans cette occasion ce soit ni vos desirs, ni vos répugnances que je doive consulter.

CLITANDRE.

Oh çà ! Parlons sérieusement. Que voulez-vous me donner pour que je ne dise pas que j’ai couché avec vous ?

CIDALISE.

Voilà une très mauvaise bouffonnerie, Monsieur. Ne badinons pas, je vous prie, sur cet article. Quand je songe à ma sotte complaisance !…

CLITANDRE.

Et moi à mon imbécillité !… Ah ! ce qui m’en console, c’est que, comme effectivement elle est incroyable, personne ne la croira ; & dans une sottise aussi grande que celle que je fais, c’est toujours beaucoup que de pouvoir mettre son honneur à couvert.

CIDALISE.

Je vous entends ! C’est-à-dire, que vous ne vous tairez pas sur cette aventure & que vous ne manquerez pas de vous vanter de l’avoir poussée aussi loin qu’il est possible, & de ne m’avoir ménagée en aucune façon.

CLITANDRE.

Je ne croyois pas, par exemple, que ce que je viens de dire, pût s’interpréter comme vous faites. Mais, à propos de cela pourtant, s’il vous plaisoit de m’accorder quelques faveurs ?

CIDALISE.

Quelques faveurs ! Ah ! je n’en accorde pas, ou je les accorde toutes.

CLITANDRE.

Toutes ! eh bien, soit.

Ici il perd assez indécemment le respect. Elle se défend avec fureur, & lui échappe.
CIDALISE,
Avec une colère froide.

Je vois, Monsieur, que quoique vous viviez avec moi depuis long-tems, vous ne m’en connoissez pas davantage. Je n’employerai point contre vous des cris, qui ne feroient que rendre ma sottise publique : mais comme je ne suis ni prude, ni galante, que les coups de tempérament & les éclats de vertu ne sont pas à mon usage, je ne ferai pas de bruit ; mais vous ne m’aurez point, & s’il est vrai que vous pensiez à moi, vous aurez le chagrin de me voir rompre avec vous pour jamais. C’est à vous à voir actuellement le parti que vous avez à prendre.

CLITANDRE.

Ah ! Madame, que je suis loin encore du bonheur que vous aviez semblé me promettre ! & que, si vous pensiez sur mon compte comme vous me l’avez dit, vous vous offenseriez peu de tout ce que mon amour pourroit tenter ! Eh ! ne vous ai-je pas donné de mon respect les preuves les plus fortes que vous pussiez jamais en exiger ? Je vous adore ! Quand ma passion pour vous seroit moins vive, vous êtes belle, je suis jeune ! La situation où je me trouve avec vous, est peut-être la plus pénible situation dans laquelle on puisse jamais se trouver. Je meurs de desirs, & vous n’en doutez pas ! Cependant n’ai-je pas été aussi sage que vous m’avez prescrit de l’être ? Mes mains se sont-elles égarées ? Ai-je abusé des vôtres ? Et maître de disposer, du moins à bien des égards, de la plus aimable femme du monde, ne m’avez-vous pas trouvé aussi retenu qu’aujourd’hui je le serois avec cette exécrable Araminte qui m’inspire de si violens dégoûts ? Je veux ne point mériter de récompense, & que vous ne croyiez pas devoir des faveurs par cette seule raison que je n’ai pas tenté de vous en arracher ; mais qu’au moins l’effort, que je me suis fait, trop cruel pour n’être pas l’ouvrage de la passion la plus vive qui fut jamais, vous prouve la vérité de mes sentimens !

CIDALISE.

J’admire les hommes, & je considere avec effroi tout ce que le moment peut sur eux ! Vous n’étiez pas venu ici dans l’intention de me marquer tant de tendresse, & quoiqu’il se puisse que vous ayez toujours eu pour moi une sorte de goût, & que même je doive croire que depuis que vous me voyez libre, il s’est accrû, j’ai plus d’une raison de penser que je ne vous inspire pas d’amour. Mais vous êtes désœuvré, seul avec moi la nuit ; & par une imprudence que je ne me pardonnerai jamais, qui n’est presque pas croyable, et dont moi-même je doute encore, j’ai souffert que vous vous missiez dans mon lit ! Quand je serois moins bien à vos yeux, je vous inspirerois des desirs, & sur-tout celui de triompher de moi dans ce moment même, pour avoir une aventure singulière à raconter. Convenez que si je vous prête quelques motifs, je dois du moins beaucoup au moment, de cette violente passion que vous voudriez que je vous crusse.

CLITANDRE.

Ce n’est pas aujourd’hui, Madame, que je sçais que l’on est aussi ingénieux à trouver des raisons contre ce qui déplaît, qu’habile à s’affoiblir celles qui s’opposent à un goût qui nous est cher. Vous n’ignorez pas, quand vous voulez paroître penser de moi si désavantageusement, que je n’ai jamais eu le ridicule d’être homme à bonnes fortunes, ni d’attaquer, pour la seule gloire de vaincre, des femmes pour qui je ne sentois rien. Vous m’avez autrefois rendu volontairement cette justice ; mais les tems sont changés, & ce seroit en vain qu’aujourd’hui je l’attendrois de vous. Il faudroit pour l’obtenir, que je vous aimasse aussi peu que vous le desireriez.


En cet endroit il lui baise la main avec tendresse & respect, & continue jusqu’à ce qu’elle lui répond. De son côté elle l’écoute avec une extrême attention, & un air fort embarrassé.


Eh ! Madame, pourquoi me chercher des crimes ? pourquoi avoir la cruauté d’ajouter au mépris dont vous payez ma tendresse ? Vous ne m’aimez point ? Est-il possible que vous ne croyiez pas me rendre assez malheureux ! Vous me reprochez mon silence ! Quoi ! c’est parce que je n’ai jamais osé vous dire que je vous aime que vous doutez de mes sentimens ? Hélas ! & dans quel tems ai-je pu me flatter que cet aveu ne vous déplairoit point ? Ai-je jamais pu, sans vous offenser, vous dire que je vous adorois ? Ignorois-je vos engagemens, & devois-je imaginer que vous me pardonneriez de vous croire legère ou perfide ? Je vous vois libre enfin, & assez heureux pour l’être moi-même, je pouvois, il est vrai, vous parler de ma tendresse ; mais trop vivement épris pour ne pas toujours craindre, mes yeux seuls ont osé vous en instruire. J’ai cru qu’avant que de vous la découvrir, je devois travailler à y disposer votre cœur. Vous m’avez vû constamment attaché sur vos pas, vous préférer à tout, ne chercher que les lieux où je me flattois de vous rencontrer, & ne connoître de plaisir que celui de passer ma vie auprès de vous. Eh bien ! Madame, continuez donc de me haïr : vous me verrez toujours constant et soumis, préférer toutes les rigueurs, dont vous m’accablerez, aux faveurs que je pourrois attendre d’une autre. Mon amour vous déplaît, je consens à ne vous en jamais parler, pourvû que vous me permettiez de vous le témoigner sans cesse.

CIDALISE,
Avec émotion.

Ah ! traître ! serois-je en effet assez malheureuse pour desirer que vous me disiez vrai ?


Ici Clitandre la serre dans ses bras, & elle ne se défend que mollement.


CLITANDRE.

Cidalise ! charmante Cidalise ! que si vous le vouliez, vous me rendriez heureux !

CIDALISE.

Eh ! croiriez-vous long-tems l’être ? Vous donner mon cœur, & tout ce que je sçais qu’enfin je vous donnerois avec lui, ne seroit-ce pas me remettre volontairement dans l’horrible situation dont je ne fais que de sortir ? Glacée encore par le souvenir de mes peines, je vous avoüe que je ne regarde l’amour qu’avec horreur, & que je voudrois vous haïr de ce que vous cherchez à me plaire, et de ce que peut-être ce n’est pas inutilement que vous le cherchez.

CLITANDRE,
En se rapprochant d’elle.

Daignez, de grace, ne vous pas faire de si tristes idées. Que ce que j’ai été jusques ici vous rassure sur l’avenir. Tournez les yeux vers moi, & que, s’il se peut, ils ne s’y arrêtent plus avec peine ! (Elle soupire.) Ces craintes cruelles ne se dissiperont-elles point, et paroîtrez-vous toujours désespérée de vous voir dans mes bras ?


Elle soupire encore, le regarde tendrement, s’approche de lui, et ne le trouve pas à beaucoup près aussi respectueux qu’il lui promettoit de l’être.


CIDALISE,
En se défendant.

Ah !… Clitandre !… que faites-vous ?… Si vous m’aimez !… Clitandre !… laissez-moi !… je vous l’ordonne.


Il obéit enfin ; elle pleure, et s’éloigne de lui avec indignation.


CLITANDRE,
D’un ton piqué.

Je m’apperçois trop tard, Madame, qu’emporté par mon ardeur, me flattant à tort que vous ne la désapprouviez pas, je me suis exposé à vous déplaire. La douleur, que vous cause mon audace, m’apprend que je suis le dernier des hommes à qui vous voudriez accorder les faveurs que je viens de vous ravir, et je ne comprends pas en effet comment j’ai pû m’aveugler sur cela si long-tems.


Elle ne lui répond rien ; il se tait aussi, en soupirant : enfin voyant qu’il ne lui parle plus,


CIDALISE,
Sans le regarder, et d’un ton fort sec.

Je crois, Monsieur, qu’il seroit tems que vous me laissassiez tranquille.

CLITANDRE.

Oui, Madame, je le pense comme vous. Je ferai même plus que vous ne semblez exiger, & je vais vous quitter pour jamais.

CIDALISE.

Allez, Monsieur. Puissiez-vous oublier mon imprudence, et ne m’en faire un crime ni devant vous, ni devant personne !

CLITANDRE.

Eh ! Madame, je puis n’être pas digne de votre tendresse ; mais je le serai toujours de votre estime, & vos procédés, tout durs qu’ils sont, n’altéreront jamais dans mon cœur le profond respect que j’ai pour vous.

CIDALISE,
Ironiquement.

J’aime à vous l’entendre vanter, après la façon dont vous m’avez traitée !

CLITANDRE.

Je ne chercherai point à excuser une chose qui vous a déplû, quoiqu’il ne me fût peut-être pas bien difficile de la justifier ; mais vous me voulez coupable, & je croirois l’être en effet, si j’entreprenois de vous faire remarquer votre injustice. C’est au tems que je laisse à vous la faire sentir, & plaise au ciel qu’il ne m’en venge pas ! Adieu, Madame, je vais…

(Il paroît chercher quelque chose.)
CIDALISE,
Toujours sans le regarder.

Que cherchez-vous donc, Monsieur ?

CLITANDRE.

Madame, c’est ma robe-de-chambre. Dans la situation, où nous sommes ensemble, je ne crois pas qu’il fût bien décent que je parusse déshabillé à vos yeux.

CIDALISE,
Toujours froidement.

Vous vous avisez tard d’observer les bienséances avec moi. Attendez, Monsieur, vous l’avez jettée de mon côté, & je vais vous la donner.

CLITANDRE,
Se rapprochant d’elle avec transport.

Cruelle ! Est-il bien vrai que vous me perdiez avec si peu de regret, & que ce soit l’homme du monde, qui vous aime le plus tendrement, que vous accabliez de votre haine ?

CIDALISE.

Hélas ! Monsieur, vous ne sçavez que trop que je ne vous hais pas.

CLITANDRE.

Eh bien ! s’il est possible que je me sois trompé, que ces yeux charmans, où je viens de lire une si vive indignation, daignent me parler un plus doux langage ! (Elle lui soûrit tendrement.) Oui, Cidalise, j’y retrouve quelques traces de cette bonté dont vous aviez bien voulu me flatter, mais qu’ils sont loin encore de ce sentiment que les miens vous expriment, & que je ne puis parvenir à faire passer dans votre cœur !

CIDALISE,
Après quelques instans de silence.

Vous voulez donc absolument que j’aime ? Eh bien ! cruel ! joüissez de votre victoire, je vous adore.

CLITANDRE.

Ah ! Madame !… ma joie me suffoque, je ne puis parler.


Il tombe, en soupirant, sur la gorge de Cidalise, & y reste comme anéanti.


CIDALISE.

Les voilà donc encore revenus dans mon cœur ces cruels sentimens qui ont fait jusques ici tout le malheur de ma vie ! Ah ! pourquoi avez-vous cherché à me les rendre ? Hélas ! j’ignorois, ou plutôt je cherchois à ignorer la force & la nature du goût qui m’entraînoit vers vous, & peut-être en aurois-je triomphé, si vous n’eussiez pas cherché à me séduire.

CLITANDRE,
Avec ardeur.

C’en est trop ! je ne puis plus tenir à tant de charmes ! Venez, que j’expire, s’il se peut, dans vos bras !

CIDALISE.

Un moment de grace, Clitandre. Vous me connoissez, & puisqu’enfin je consens à vous livrer mon cœur, vous ne devez pas douter que vous ne soyiez un jour maître de ma personne ; mais laissez-moi m’accoutumer à ma foiblesse, & donnez-moi la consolation de ne pas succomber comme la Malheureuse, de qui vous venez de me raconter les horreurs.

CLITANDRE.

Quoi ! vous pouvez craindre que je vous confonde avec elle ?

CIDALISE.

Si j’étois assez heureuse pour que vous fussiez mon premier engagement, & que vous connussiez mieux ma façon de penser, vous ne me verriez ni les mêmes scrupules, ni les mêmes craintes ; mais je ne vous apporte pas un cœur neuf, & de quelque prix que le mien puisse vous paroître aujourd’hui, je tremble que vous ne l’estimiez pas toujours autant que vous paroissez le faire, & que le peu, qu’il vous a couté, ne vous le rende un jour bien méprisable.

CLITANDRE.

Pourriez-vous me soupçonner de penser mal de vous, & doutez-vous de mon estime ? Mais oui, car vous m’avez dit que je vous prenois pour une Araminte. Il étoit assurément flatteur pour moi, ce propos-là.

CIDALISE.

Je n’ai peut-être rencontré que trop bien, & la façon dont je me rends…

CLITANDRE.

Eh ! comment vouliez-vous ne vous pas rendre ? Vous m’aimez. Quoique vous ne me l’ayez dit que d’aujourd’hui, ce n’est cependant pas de ce moment-ci que je le sçais. Votre confiance en moi ; les sacrifices que vous m’avez faits, sans que je vous les eusse demandés, ni que vous-même peut-être crussiez m’en faire ; la sorte d’aigreur que, toute douce que vous êtes, vous preniez contre les femmes que je voyois un peu trop souvent, ou que je loüois devant vous ; la crainte que vous aviez que je ne vinsse pas ici ; l’empressement avec lequel vous m’y avez toujours cherché ; la gaïeté que je vous y ai vûe ; l’humeur qui vous a saisie à l’arrivée de toutes ces femmes ; les regards inquiets & troublés qu’en les voyant, vous avez jettés sur moi ; tout enfin ne m’a-t-il pas instruit de votre tendresse ? Pouvez-vous croire qu’avec de pareilles dispositions, accoutumée à moi par l’ancienneté de notre liaison, moins en garde par conséquent contre les libertés que je prenois, sûre d’être aimée, pressée également par votre amour & par le mien, vous eussiez pû résister à mon ardeur ? & devez-vous comparer ce qui se passe entre nous, à ce qui s’est passé entre Araminte & moi ?


Il n’est peut-être pas hors de propos d’avertir ici le lecteur que pendant que Clitandre parle, il accable Cidalise de caresses fort tendres, qu’elle ne lui rend point tout-à-fait ; mais auxquelles elle ne s’oppose pas non plus à un certain point.


CIDALISE,
Répondant plus à ce qu’il dit qu’à ce qu’il fait.

À vous parler franchement, on ne peut pas en avoir moins d’envie, & la seule chose que je puisse actuellement avoir quelque plaisir à croire, c’est que je ne pouvois faire que ce que j’ai fait. Il faut pourtant que je me trompe, car vous ne sçauriez concevoir combien j’ai de peine à me le persuader.

CLITANDRE.

Vous ne m’en êtes que plus chere ; mais à quelque point que j’approuve votre délicatesse, je serois fâché que vous ne l’employassiez qu’à vous tourmenter.

CIDALISE.

Hélas ! puis-je être aussi tranquille que vous voudriez que je le fusse, quand je songe qu’un jour peut-être vous trouverez plus de raisons pour blâmer ma conduite, que vous ne venez de m’en dire pour que je puisse me l’excuser ?


Il ne lui répond qu’en entreprenant : elle se tait aussi, mais elle résiste.


CLITANDRE.

En vérité ! Cidalise, ce que vous faites est de la dernière déraison. Vous ne m’aimez donc point ? (Elle le serre tendrement dans ses bras.) Mais comment voulez-vous que je vous croye lorsque je vous vois écouter plus vos craintes que votre tendresse, & démentir par votre conduite tout ce que votre bouche veut bien me jurer ? Accordez du moins quelque chose à mes desirs.

CIDALISE.

Vous ne sçaurez sûrement pas les contenir, & je n’aurai peut-être pas la force de les arrêter.


Ici il lui demande quelque chose, mais presque rien.


CIDALISE.

Grand dieu !… me tiendrez-vous parole, & respecterez-vous mes craintes ?

CLITANDRE.

Oui, puisqu’enfin je ne puis les bannir de votre esprit.


Ici elle consent à ce qu’il lui a demandé ; & comme elle l’a prévû, & espéré peut-être, il lui manque parole. Le Lecteur croira facilement qu’elle s’en fâche.


CIDALISE,
Avec assez de majesté pour l’instant.

Ah ! Monsieur, vous sçavez nos conventions ?

CLITANDRE.

Hors celle de nous aimer toujours, je ne crois pas que nous en ayions fait aucune ensemble ; mais quittez, de grace, cet air & ce ton qui ne sont pas faits pour nous. La cérémonie, que vous conservez encore avec moi, me fait presque douter que vous m’avez dit que vous m’aimez, & je ne sçaurois vous exprimer à quel point j’en suis blessé.

CIDALISE,
Avec transport.

Ah ! vous ne devriez pas pouvoir un moment douter de ma tendresse ; & je serois trop heureuse, si je vous en voyois toujours aussi satisfait, que vous aurez toujours lieu d’en être persuadé.

CLITANDRE.

Vous me baisez pourtant sans plaisir, & pendant que mon cœur vole sur vos lèvres & s’y pénetre de la plus douce des voluptés, je vous vois vous refuser au même bonheur, ou être incapable de le sentir.

CIDALISE.

Pourquoi vous plaisez-vous à faire de mes mouvemens une peinture si infidèle ?… Convenez donc que vous êtes bien injuste !


Les transports de Cidalise autorisant en quelque façon les témerités de Clitandre, il lui demande des complaisances. Comme, sans être les plus fortes que l’on puisse exiger d’une femme, elles ne laissent pas que d’être singulières, elle les lui refuse. Il les demande encore ; nouveaux refus : il en est piqué, & use d’autorité avec une insolence que l’on peut dire sans exemple, ou qui du moins n’est pas bien commune, & doit apprendre aux femmes à ne pas laisser mettre quelqu’un dans leur lit si legérement.


CIDALISE,
Désespérée.

Non !… je ne veux pas… vous m’offensez mortellement ! Eh bien ! Monsieur, vous voilà !… voilà pourtant comme je puis compter sur vous.


Loin que de si violens reproches le contiennent, & que la résistance de Cidalise, qu’il doit croire très réelle, lui donne d’autres idées, il continue d’employer la violence. Elle lui réussit ; car que fera-t-elle, & quelles sont ses ressources ? Ce n’est pas qu’elle ne lui dise qu’il est un impertinent ; mais quand une fois on a pris sur soi d’en être un, il y auroit assez peu de mérite, & moins encore de sûreté peut-être à cesser d’offenser. Il continue donc d’abuser de la supériorité de ses forces, tout indigne que cela est. Ensuite il la regarde en souriant, & d’un air aussi content que s’il eût fait les plus belles choses du monde, & veut même lui baiser la main. On n’aura pas de peine à croire qu’après ce qu’on a à lui reprocher, cette marque de reconnoissance, toute respectueuse qu’elle est, est assez froidement reçue.


CIDALISE,
Outrée, & d’un ton terrible.

Laissez-moi, je vous prie, Monsieur : je suis indignée contre vous ; vos procédés sont odieux.

CLITANDRE.

Mais voyez donc quelle est votre injustice ! Avez-vous pû penser, je laisse même l’amour à part, que comblé des caresses d’une femme telle que vous, la modération, que vous me prescriviez, fût en mon pouvoir ? D’ailleurs, de quoi vous plaignez-vous ? Ne seroit-ce pas à moi à m’offenser de vous voir me refuser les complaisances les plus ordinaires ? Vous êtes trop singulière aussi !

CIDALISE.

Cela n’est pas douteux ! Je vois bien que j’aurai toujours tort. Ce n’est pas là pourtant ce que vous m’aviez promis.

CLITANDRE.

Cessez donc, je vous en conjure, de croire qu’à cet égard j’aye été d’assez mauvaise foi pour vous promettre quelque chose. Songez que dans les termes, où nous en sommes ensemble, il n’est plus possible que je vous fasse des impertinences, & lorsque c’est vous qui offensez l’amour, n’allez pas croire que je blesse votre dignité.

CIDALISE,
Bien plus doucement.

Mais, mon Dieu ! pensez-vous que je m’aveugle au point de croire que je ne ferai pas un jour pour vous, plus que vous ne venez d’exiger de moi ? Vous avez raison ! Si ma résistance n’étoit fondée sur rien, elle seroit du dernier ridicule ; mais enfin que les motifs en soient pitoyables ou sensés, vous m’avez, quoi que vous en disiez, promis de les respecter, & je me crois du moins en droit de me plaindre de ce que vous me manquez de parole.

CLITANDRE.

Vous êtes donc bien fâchée ? Ah ! revenez dans mes bras ; je meurs d’envie de vous pardonner vos injustices ! Venez ! ne vous dérobez pas à ma clémence !

CIDALISE,
En riant.

En vérité ! vous êtes singuliérement ridicule ! Ah ! Clitandre ! je vous sens bien !


Apparemment elle a ici quelques raisons pour lui parler comme elle fait.


CLITANDRE.

N’allez-vous pas vous fâcher encore ?

CIDALISE.

Dans le fond j’aurois dequoi ; mais je vois bien, au train que vous prenez, qu’il faudroit que je ne fisse que cela, & ne fût-ce que pour vous attraper j’ai quelque envie d’être un peu moins cruelle.

CLITANDRE.

Pour m’attraper ! Où avez-vous donc pris cela, s’il vous plaît ?

CIDALISE.

Est-il donc vrai que je sois si injuste ?


Le Lecteur aura ici la bonté de prendre que c’est à lui qu’on fait cette question. Si par hazard, & ce qu’on a peine à croire, quelque femme lit cet endroit, elle en doit apprendre à ne jamais insulter personne qu’à bonnes enseignes ; c’est-à-dire, qu’il faut qu’elle se garde bien de parler, dans de certaines occasions, d’après de simples probabilités auxquelles il seroit possible qu’elle fût attrappée, & qu’elle ne sçauroit, pour montrer des doutes offensans, être trop sûre physiquement que cela ne peut pas tirer à conséquence.
Clitandre prouve donc à Cidalise, qui d’abord lui demande pardon, & qui ensuite se fâche très-vivement, qu’elle auroit beaucoup mieux fait de ne lui avoir pas montré de doutes. C’est en vain qu’elle lui dit qu’une plaisanterie si simple ne devroit pas avoir des suites si sérieuses. Soit qu’il en soit réellement piqué, ou qu’il la prenne pour prétexte, il est certain qu’il s’en venge. Toutes réflexions faites pourtant, il falloit bien que de façon ou d’autre cela finît, & qu’elle eût à se plaindre de lui autant que vraisemblablement elle s’en flattoit.
En cet endroit Clitandre doit à Cidalise les plus tendres remerciemens, & les lui fait. Comme on ne peut supposer qu’il y ait parmi nos Lecteurs quelqu’un qui ne se soit, ou n’ait été dans le cas d’en faire, ou d’en recevoir, ou de dire & d’entendre ces choses flatteuses & passionnées que suggere l’amour reconnoissant, ou que dicte quelquefois la nécessité d’être poli, l’on supprimera ce que les deux amans se disent ici, & l’on ôse croire que le Lecteur a d’autant moins à s’en plaindre, que l’on ne le prive que de quelques propos interrompus, qu’il aura plus de plaisir à composer lui-même d’après ses sentimens qu’il n’en trouveroit à les lire.
Il est bien vrai qu’il peut y en avoir quelques-uns qui, ne sçachant pas encore ni comment on remercie, ni comment on est remercié, ne seroient pas fâché de pouvoir ici s’en instruire ; mais on ne veut pas rendre dans l’un la nature artificieuse, & avoir la barbarie d’ôter à l’autre le plaisir de la surprise.


CLITANDRE.
Se remettant auprès de Cidalise, qui n’ôse pas le regarder, ou ne le regarde qu’avec confusion.

Eh quoi ! Charmante Cidalise, voudrez-vous toujours vous reprocher d’avoir fait mon bonheur, ou plutôt me punir d’avoir ôsé me rendre heureux ? Je suis coupable sans doute ; mais si vous vouliez vous rendre justice, vous trouveriez non seulement bien des raisons pour me pardonner mon crime, mais même dequoi vous étonner de ce que je ne l’ai pas commis plûtôt.

Elle se tait, soupire & s’obstine à ne le pas regarder. Il continue.

Levez donc sur moi vos yeux ; qu’ils me disent, si votre bouche ne veut pas le prononcer, que vous ne me haïssez pas ! Je ne puis vivre un instant avec la crainte de vous avoir déplu. Voulez-vous donc me faire mourir de douleur ?

Il lui baise tendrement les mains.


CIDALISE.
Toujours fâchée.

Ah ! traître !

CLITANDRE.

Eh bien ! accablez-moi de tous les reproches imaginables : il n’y en a point sans doute que je ne mérite ; mais encore une fois regardez-moi ! Dites-moi donc, de grace, quelle est l’inquiétude qui vous agite ?

CIDALISE.

Hélas ! puis-je n’être pas tourmentée de la crainte de vous perdre ?

CLITANDRE,
Vivement.

Ah ! Ne vous livrez pas à de si injustes terreurs ! Je vous adore ! Rien ne m’a jamais été aussi cher que vous ; rien ne me le sera jamais autant.

CIDALISE,
En le regardant avec une extrême tendresse.

Est-il bien vrai que vous m’aimiez encore ?


Clitandre ne cherche à bannir les craintes de Cidalise qu’en l’accablant des plus ardentes caresses. Mais comme tout le monde peut n’avoir pas sa façon de lever les doutes, ceux de nos Lecteurs, à qui elle pourroit ne point paroître commode, en prendront une autre, comme de faire dire à Clitandre les plus belles choses du monde, & ce qu’ils croiront de plus fait pour rassurer une femme en pareil cas.


CLITANDRE.

Eh bien ! ingrate ! êtes-vous rassurée ?

CIDALISE.

Ah ! Clitandre, quel dommage que je ne sçache si bien que le desir n’est pas de l’amour !

CLITANDRE.

C’est-à-dire que vous doutez encore du mien.

CIDALISE,
En soupirant.

Ce doute seroit moins déplacé que vous ne semblez le croire ; mais vous répondez aux miens de façon à me forcer de les renfermer : pourtant vous ne les détruisez pas.

CLITANDRE.

En croiriez-vous plus à mes sermens ?

CIDALISE.

Cette façon de me parler de votre tendresse n’amuseroit pas tant vos sens, & flatteroit moins votre vanité ; mais j’avoüe que toute trompeuse qu’elle pourroit être encore, elle calmeroit plus mon cœur que les transports que vous mettez à sa place.

CLITANDRE,
Tendrement.

Ah ! comment pouvez-vous un instant penser que je ne goûte pas un plaisir extrême à vous parler d’un sentiment qui pénetre mon ame, & qu’à la vivacité dont vous me le rendez, je crois éprouver pour la premiere fois de ma vie ?

CIDALISE.

Non, je vous ai coûté trop peu, pour que je sois aussi heureuse que vous me le dites.

CLITANDRE.

En vérité ! vous êtes bien peu raisonnable !

CIDALISE.
En lui baisant la main avec transport.

Vous ne sçavez combien je vous aime, combien je m’abhorre d’avoir été à d’autres qu’à vous ! combien même je vous hais de m’avoir aimée si tard ! & quand je songe en effet que si vous aviez voulu je n’aurois pas eu le malheur d’avoir Éraste, puis-je ne pas vous détester de me l’avoir laissé prendre ?

CLITANDRE.

Éraste ! ne commençoit-il pas à vous plaire quand je revins ?

CIDALISE.

Non, il le cherchoit encore, & si vous m’aviez, à votre retour, confirmé ce que vous m’aviez écrit, il l’auroit cherché vainement.

CLITANDRE.

Ah ! si je l’avois cru ! Mais comment pouvois-je vous supposer pour mon amour dans de si favorables dispositions, lorsque je vous voyois plus froide & plus réservée avec moi qu’avec qui que ce fût, & qu’à peine même vous me marquiez de l’amitié ?

CIDALISE.

Le desir de fuir tout engagement, & la crainte que vous ne nuisissiez plus que personne à mes résolutions, furent les premieres causes de la froideur que je vous marquai à votre retour ; & la douleur de vous voir reprendre Célimene, lorsque, malgré moi-même je me flattois que vous n’aimeriez que moi, m’inspira pour vous une haine si violente, que je ne sçais encore comment elle a pû s’effacer.

CLITANDRE.

Je vous avoüe que vos sentimens ne m’ont pas tout-à-fait échappé, & qu’un jour même, sur un mot que vous dites à l’Opera, & qui depuis m’a donné bien à rêver…

CIDALISE.
En le baisant avec fureur.

Tu l’entendis, ingrat ! & tu n’y répondis pas !

CLITANDRE.

Que voulez-vous ? Éraste, de qui vous connoissez les ruses, s’appercevant sans doute de l’impression que vous faisiez sur moi, & craignant qu’enfin je ne vous en parlasse, vint le lendemain, avec le plus grand mystère du monde, m’apprendre, plus d’un mois avant que vous le prissiez, qu’il avoit tout réglé avec vous, & ce fut cette fausse confidence qui m’empêcha de vous entendre & de vous répondre, & qui me fit me rengager avec Célimene.

CIDALISE.

Ne parlons plus de lui, je vous en conjure. Vous ne sçauriez concevoir à quel point ce souvenir m’afflige, ni combien je me méprise d’avoir eu la foiblesse de me livrer au plus perfide de tous les hommes, & à celui de tous peut-être que j’étois le moins faite pour aimer.

CLITANDRE.

C’est comme moi qui ne sçaurois comprendre comment j’ai pris une Araminte, & dix vilaines bêtes de la même espece.

CIDALISE.

Belise, par exemple.

CLITANDRE.

Du moins elle est jolie.

CIDALISE.

J’en conviens ; mais elle est à tout le monde.

CLITANDRE.

Oui, un peu cela est vrai. C’est qu’elle a, malheureusement pour elle, une sorte de nonchalance dans le caractere qui l’expose à l’inconvénient de ne sçavoir pas résister ; car elle seroit sans cela absolument, ou à peu près comme une autre.

CIDALISE.

Comment vous engageâtes-vous avec elle ?

CLITANDRE.

M’engager ! moi ! Je la pris, à la vérité, mais ce fut sans avoir un moment l’intention de la garder. C’étoit tout à la fois la femme de France que je méprisois le plus, & qui me coutoit le moins.

CIDALISE.

Vous la prîtes pourtant.

CLITANDRE.

Mais, oui, il le falloit bien. J’allois lui faire une visite que je lui devois depuis assez long-tems. Je ne sçais comment elle étoit disposée ; mais elle me fit des agaceries, & de si vives, que tout le mépris qu’en ce moment même elle m’inspiroit, ne m’empêcha pas d’y répondre. Sçavez-vous bien que dans le fond cela est horrible ?

CIDALISE.

Vous croyez rire ; mais je vous assure qu’il n’y a rien de plus infâme que de se livrer, comme vous faites presque tous, à toutes les occasions qui se présentent.

CLITANDRE.

Vous ne sçauriez imaginer aussi combien nous nous faisons de reproches de ces honteuses fragilités, lorsque nous nous trouvons, comme j’avoüe que j’étois alors, avec la plus violente passion du monde dans le cœur, & pour une femme charmante assurément, puisque c’étoit pour Aspasie.

CIDALISE.

Je suis bien sûre, malgré cela, que Belise ne vous en crut que pour elle.

CLITANDRE.

Elle est vaine, je suis ardent ; il étoit naturel que dans ce moment-là nous nous trompassions tous deux.

CIDALISE.

Cependant vous adoriez Aspasie ?

CLITANDRE.

Si je l’aimois ! À la fureur !

CIDALISE.

Mais comment accordiez-vous votre tendresse pour aller avec les complaisances que vous aviez pour Belise ?

CLITANDRE.

Oh ! Je n’avois vis-à-vis de moi-même ni la mauvaise foi de prétendre les accorder, ni le malheur de m’y méprendre. Comblé des faveurs de Belise, & dans l’instant même où elles prenoient le plus vivement sur moi, vous ne sçauriez imaginer combien elle étoit loin de mon cœur, & à quel point j’y sentois l’empire d’Aspasie.

CIDALISE.

Je le crois. Vous revîtes pourtant Belise ?

CLITANDRE.

Oui. Elle n’avoit jamais, à ce qu’elle disoit, soupé en petite maison, & elle me demanda en grace de lui donner une fête dans la mienne. Il ne me parut pas possible, dans les termes où nous en étions ensemble, de ne la pas satisfaire sur cette fantaisie. Je ne vous cacherai même pas qu’elle m’amusa quelque tems, & que tous les reproches, que je m’en faisois, ne m’empêcherent pas de la garder un mois. Il est vrai qu’Aspasie en passa plus de la moitié hors de Paris, & qu’alors j’avois réellement besoin qu’une femme, que j’aimois, ne fût pas si long-tems absente.

CIDALISE.

Infidele !… Ah ! Laissez-moi donc.


Pour bien entendre cette exclamation, qui paroît venir à propos de rien, il est nécessaire de sçavoir que Clitandre tourmente toujours Cidalise de façon ou d’autre. Nouvelles propositions, nouveaux refus. Plaintes de Clitandre ; complaisance de Cidalise. Il faut au reste qu’elle se plaigne de se trouver trop sensible, & de paroître craindre que ce ne soit pour Clitandre une raison de se défier de sa constance. Car sans cela, que voudroient dire les propos qu’on va trouver ici.
CLITANDRE.

Vous avez de singulières idées d’imaginer que je vous reprocherai d’être sensible, moi qui avois toutes les peines du monde à pardonner à Célimene de ne l’être pas.

CIDALISE.

Cela est plaisant ! À la voir, j’en aurois tout différemment jugé.

CLITANDRE.

Il y a cependant peu de femmes plus froides qu’elle, & vous ne sçauriez imaginer combien sur cet article il faut peu croire aux physionomies.

CIDALISE.

Ai-je l’air d’être sensible, moi ?

CLITANDRE,
En la regardant avec attention.

Mais oui ; vous avez dans les yeux une langueur tendre qui promet passablement.

CIDALISE.

Ah ! vous me désespérez. La chose du monde, que je crains le plus, c’est de passer pour être si tendre. Vous ne sçavez ce que vous dites. Cette langueur, que vous me trouvez dans les yeux, peut bien annoncer un cœur sensible ; mais il me semble que ce n’est que les femmes, qui ont une extrême vivacité, que vous accusez d’être…

CLITANDRE.

Non pas les connoisseurs, & nous laissons aux jeunes gens, qui entrent dans le monde, à croire que toutes les femmes ont beaucoup de cette sorte de sensibilité, & que sur-tout c’est chez celles qui ont du feu dans les yeux, une grande vivacité dans leurs actions, & de l’inconsidération dans leur conduite, que l’on en trouve le plus. Pour nous, de la langueur, de l’indolence, de la modestie, voilà nos affiches.

CIDALISE.

Vous deviez bien importuner Célimene ?

CLITANDRE.

Beaucoup moins que vous ne pensez. Soit caprice, soit vanité, la chose du monde, qui lui plaît le plus, est d’inspirer des desirs ; elle jouit du moins des transports de son Amant. D’ailleurs, la froideur de ses sens n’empêche pas sa tête de s’animer, & si la nature lui a refusé ce que l’on appelle le plaisir, elle lui a en échange donné une sorte de volupté, qui n’existe, à la vérité, que dans ses idées ; mais qui lui fait peut-être éprouver quelque chose de plus délicat que ce qui ne part que des sens. Pour vous, plus heureuse qu’elle, vous avez, si je ne me trompe, rassemblé les deux.

CIDALISE.

Je ne sçais pourquoi ; mais il me semble que j’aimerois mieux le partage de Célimene que le mien.

CLITANDRE.

C’est-à-dire, que vous voudriez être moins heureuse de la moitié que vous ne l’êtes. Soyez contente. À quelque point que les idées de Célimene s’enflammassent, & dans quelque volupté qu’elles sçussent la plonger, ce desordre ne lui suffisoit pas toujours. Quoiqu’elle eût le malheur d’être convaincue que les bornes que la nature lui avoit imposées, ne pouvoient se franchir, elle n’en desiroit pas moins cette jouissance entière que rien ne pouvoit lui procurer. Son imagination s’embrasoit ; elle se révoltoit contre la froideur de ses sens, & mettoit tout en usage pour la vaincre. Cette ardeur dont elle se sentoit brûler, & qui se répandoit dans toutes ses veines, devenoit enfin un supplice pour elle, & je l’ai vûe plus d’une fois pleurer d’être livrée à des desirs si violens, & de ne pouvoir ni les éteindre, ni les satisfaire.

CIDALISE.

Si elle n’a pu parvenir avec vous au bonheur qu’elle cherchoit, je ne lui conseille pas de le chercher avec un autre.

CLITANDRE.

Je doute en effet qu’elle l’ait trouvé dans le nouveau choix qu’elle a fait, puisque c’est une sorte d’Éraste qui m’a banni de son cœur ; aussi ne suis-je pas plus flatté que surpris de la voir se ressouvenir de moi un peu tendrement.

CIDALISE.

La reprendrez-vous, Clitandre ?

CLITANDRE.

Comme vous reprendrez Éraste, de qui je doute qu’à quelque égard que ce puisse être, vous ayez été contente.

CIDALISE,
D’un air assez mécontent.

Ce qui me paroît assez singulier, c’est que vous semblez croire que ce que vous imaginez qu’il est, me le rendoit insupportable : c’est pourtant lui qui m’a quittée.

CLITANDRE.

Je n’en suis pas étonné. Ces sortes d’Amans, qui, au reste, ne le sont jamais que par air, après avoir ennuyé beaucoup une femme, finissent toujours par la quitter, & même avec aussi peu d’égards que s’ils n’avoient pas besoin de sa discrétion.

CIDALISE.

Il faut, aux propos que vous tenez, que vous ayez vécu avec des femmes bien extraordinaires !

CLITANDRE.

N’allez pas croire cela ! Je vous jure que hors Aspasie & vous, il n’y a jamais rien eu de si ordinaire que les femmes qui m’ont honoré de leurs bontés.

CIDALISE.

Mais, à ce que je vois, vous en avez eu quelques-unes ?

CLITANDRE.

Mais, oui. Comment voulez-vous qu’on fasse ? On est dans le monde, on s’y ennuye, on voit des femmes qui, de leur côté, ne s’y amusent guères : on est jeune ; la vanité se joint au désœuvrement. Si avoir une femme n’est pas toujours un plaisir, du moins c’est toujours une sorte d’occupation. L’amour, ou ce qu’on appelle ainsi, étant malheureusement pour les femmes ce qui leur plaît le plus, nous ne les trouvons pas toujours insensibles à nos soins. D’ailleurs, les transports d’un Amant sont la preuve la plus réelle qu’elles ayent de ce qu’elles valent. J’ai quelquefois été désœuvré ; j’ai trouvé des femmes qui n’étoient peut-être pas encore bien sûres du pouvoir de leurs charmes, & voilà ce qui fait que, comme vous dites, j’en ai eu quelques-unes.

CIDALISE.

Quelle pitié ! Il me semble pourtant que vous m’avez dit plus d’une fois, & cette nuit même encore, que vous n’avez jamais été homme à bonnes fortunes.

CLITANDRE.

Je ne l’ai pas du moins été long-tems, & je puis vous jurer que j’ai aujourd’hui peine à comprendre comment & pourquoi j’ai fait un si pénible & si méprisable métier. Ce fut d’abord malgré moi, & par la fantaisie de quelques femmes qui alors donnoient le ton, que je devins à la mode. La réputation, que mes premières affaires me firent, m’en attira nécessairement d’autres, & sans avoir formé le projet d’avoir toutes les femmes, bientôt il n’y eut point dans Paris de celles, que leurs vices, encore plus que leurs agrémens, mettent sur le trottoir, qui ne se crussent obligées de m’avoir, & qu’à mon tour je ne me crusse obligé de prendre. Enfin, que voulez-vous que je vous dise ? La tête me tourna, & si bien, que sans Aspasie, que j’attaquai comme alors j’attaquois toutes les femmes, mais de qui je fus forcé de respecter les vertus, & à qui je ne parvins à plaire qu’en tâchant de les imiter, j’aurois peut-être encore tous les travers qui me rendoient en ce tems-là si brillant & si ridicule.

CIDALISE.

Vous vous en croyez donc bien corrigé ?

CLITANDRE.

Je le crois peut-être à trop bon marché ; mais en cas qu’Aspasie eût laissé quelque chose à faire, je suis entre vos mains, & je ne connois de plus digne de finir son ouvrage, que la seule personne qui, à sa place, auroit pû le commencer.

CIDALISE,
En le baisant.

Ah ! Clitandre ! (Il la tourmente.) Finissez donc ! on ne sauroit impunément vous remercier de rien.

CLITANDRE.

Je suis donc bien insupportable !


Nouveaux transports de Clitandre ; Cidalise s’en fâche d’abord, & finit par les partager.


CIDALISE,
En le voyant sourire.

Ah ! Clitandre, quand je meurs d’amour entre vos bras, ma foiblesse n’est-elle pour vous qu’un spectacle risible ?

CLITANDRE.

Je n’aurois jamais cru, je vous l’avoüe, que vous eussiez trouvé dans mes regards dequoi me faire ce reproche ? Tout ce que je sçais, c’est que si je trouvois la même expression dans les vôtres, je croirois avoir plus à vous en rendre graces qu’à m’en plaindre.

CIDALISE.

Clitandre, ne me trompez pas, je vous en conjure ! Je ne chercherai point à vous faire l’éloge de mon cœur ; mais si vous sçaviez combien je suis vrai, & avec quelle vivacité je vous aime, vous rougiriez de ne m’aimer que médiocrement.

CLITANDRE.

Non, vous ne m’aimez pas, puisque vous pouvez vous faire sur moi de pareilles inquiétudes.

CIDALISE,
En le baisant avec transport.

Je ne t’aime pas ! Ah Dieu !

CLITANDRE,
En la pressant dans ses bras.

Calmez-vous donc, je vous en conjure à mon tour ; songez que vos craintes me désesperent. Joüissons tranquillement du bonheur de nous aimer, & que ce soit la seule chose qui nous occupe ! Oui ! Vos sentimens seuls peuvent égaler les miens, s’il est vrai cependant que je puisse jamais vous inspirer autant d’amour que vous m’en faites sentir.

CIDALISE.

Ah ! ne doutez pas d’un cœur tout à vous, d’une femme qui se pardonne ses erreurs bien moins facilement que vous-même ne les lui pardonnez, & qui peut-être même n’est pas contente de vous voir si tranquille sur l’usage, qu’avant que d’être à vous, elle a fait de son cœur.

CLITANDRE.

Quoi ! Vous voudriez que j’eusse l’injustice ?…

CIDALISE.

Oui ! Je voudrois que l’on ne pût prononcer devant vous le nom d’Éraste & de Damis, sans vous faire changer de couleur ; que si j’avois le malheur de les rencontrer, vous ne m’en fissiez pas un moindre crime que si j’eusse cherché à les revoir. Si vous sçaviez combien les femmes que vous avez aimées, ou avec qui seulement vous avez vécu, me sont odieuses, vous vous reprocheriez sans doute de ne les pas regarder tous deux comme vos plus mortels ennemis.

CLITANDRE.

Il seroit peut-être encore moins déraisonnable que dangereux que je leur voulusse tant de mal d’un bonheur qu’ils ne possédent plus. Je vous adore ! ne me souhaitez pas jaloux ! Si vous sçaviez jusques à quel excès cette passion m’emporteroit, vous ne voudriez pas sans doute m’en trouver si susceptible.

CIDALISE.

Ah ! qu’importe ? Soyez injuste, soupçonneux, emporté. Comblé sans cesse des preuves de mon amour, ne vous croyez jamais assez aimé. À quelque point que vous portiez la jalousie, vous ne me verrez jamais m’en plaindre.


Clitandre toujours plus honnête que Cidalise ne voudroit, croit devoir encore la remercier des preuves de passion qu’elle lui donne ; mais elle s’oppose si sérieusement à cette politesse, qu’il est forcé de renoncer à ses projets. Il la boude ; elle le baise, le raille sur sa prétention, & ose même lui soutenir qu’il n’est pas malheureux, pour sa vanité, qu’elle ne s’y prête pas. Ce propos le choque, il lui soutient que la vanité n’a pas autant de part, qu’elle le pense, au desir qu’il auroit de lui rendre graces des choses obligeantes qu’elle vient de lui dire ; & comme elle s’obstine à ne le pas croire, il croit devoir lui prouver qu’il n’a pas de mensonge à se reprocher. Enfin elle lui rend justice ; mais loin d’en être plus disposée à le laisser lui marquer sa reconnoissance comme il le desireroit, elle l’assûre que tout ce qu’elle peut est de le plaindre. Cette plaisanterie ne lui plaît pas, & il se plaint de la trouver si peu complaisante.


CLITANDRE.

Je ne croyois pas, je l’avoüe, que l’on pût badiner sur un malheur tel que le mien. Cela est, si vous me permettez de vous le dire, d’une barbarie sans exemple.

CIDALISE.

Mauvais plaisant ! J’aurois presque envie, pour consoler Araminte du peu de cas que vous avez fait de ses charmes, & des rigueurs dont vous l’accablez ici, de lui conter comme quoi vous avez été cette nuit un des plus galants Chevaliers à qui l’on ait oncques octroyé le gentil don d’amoureuse merci. Elle seroit, à ce que je crois, bien étonnée ?

CLITANDRE.

Non, elle ne vous croiroit pas, & sa vanité, en effet, devroit la rendre très incrédule sur cet article.

CIDALISE.

Eh ! Julie ; dites-moi, n’a-t-elle pas eu plus à se loüer de vous qu’Araminte ?

CLITANDRE.

Ah ! nous revoici à Julie à présent ? C’est-à-dire que vous voulez absolument que je l’aye eue ? Je ne crois pourtant pas…

CIDALISE.

L’avoir eue, sans doute ?

CLITANDRE.

Mais quand j’aurois quelque doute là-dessus, il seroit mieux placé que vous ne croyez ; après tout, je ne l’ai jamais eue qu’une après-dînée. Est-ce là dans le fond ce que l’on peut appeller avoir une femme ?

CIDALISE.

Comment peut-on n’avoir qu’une après-dînée une femme d’une certaine façon ? Julie ! en vérité ! je ne l’aurois jamais cru.

CLITANDRE.

Ne la blâmez pas, rien ne seroit plus injuste. Il eût été infâme à elle de me garder plus long-tems, & vous-même en conviendrez quand vous sçaurez de quelle façon les choses se sont passées. Vous vous souvenez que l’été de l’année derniere fut d’une chaleur extrême. Un de ces jours, où l’on étouffoit, j’allai la voir. Je la trouvai seule dans un cabinet dont toutes les jalousies étoient fermées, de grands rideaux, tirés par-dessus, y affoiblissoient encore la lumière. Elle étoit sur un sopha, fort négligemment étendue, vêtue plus négligemment encore. Un simple corset, dont les rubans étoient à demi dénoüés, un jupon fort court étoient ses seuls ajustemens. Sa tête étoit nue, & ses cheveux, ainsi que le reste de sa personne, étoient dans cette sorte de dérangement, mille fois plus piquant pour nous que quelque parure que ce soit, quand, comme chez elle, il est soutenu par tout ce que la propreté la plus recherchée, la jeunesse & les graces peuvent avoir de plus enchanteur. Vous sçavez combien elle est jolie. Elle m’avoit souvent tenté, & je le lui avois quelquefois dit en passant. Il me prit ce jour-là plus d’envie que jamais de lui dire encore. L’attitude, dans laquelle je la surprenois, étoit charmante, & je conseillerai à toute femme bien faite d’en prendre une pareille quand elle voudra faire la plus vive des impressions. Son jupon, sur-tout, lui couvroit assez peu les jambes. Elle ne l’ignoroit pas sans doute ; mais comme, après les vôtres, je n’en connois pas au monde de plus parfaites, mon arrivée ne lui fit rien changer à la position où elle étoit. Dans l’instant que j’allois lui dire à quel point j’étois frappé de ses charmes, elle mit la conversation sur l’horrible chaud dont nous étions accablés depuis quelques jours. Vous sçavez qu’elle a fait des cours chez Pagny, & qu’elle donne quelquefois à dîner à quelques Illustres de l’Académie des Sciences, & il ne vous paroîtra pas sans doute bien extraordinaire que moyennant tout cela, elle croye sçavoir parfaitement la physique. Je l’avois si souvent plaisantée sur la fantaisie qu’elle avoit d’être sçavante, qu’elle crut devoir saisir une si belle occasion de me prouver qu’elle l’étoit devenue. Elle entama donc une dissertation sur les effets de la chaleur, & sur la sorte d’anéantissement où elle nous plonge lorsqu’elle est extrême ; ce qu’autant que je puis m’en souvenir, elle prétendoit être causée par la trop grande dissipation des esprits, & par le relâchement des fibres. Je la contredis ; elle s’anima, & si bien, qu’elle vint enfin jusques à me soutenir que ce jour-là notamment, il n’y avoit point d’homme qui, dans les bras de la femme non-seulement la plus aimable, mais encore la plus aimée, ne se trouvât absolument éteint. Je donnois dans le moment même le plus furieux démenti du monde à son opinion ; cependant, quelque avantage que j’eusse sur elle, je me contentai de lui dire modestement que je craignois qu’elle ne se trompât. Ma modestie & la douceur de mon ton la persuaderent apparemment que je n’avois, pour n’être pas de son avis, aucune bonne raison, & que je contredisois simplement pour contredire. Cette idée l’armant contre moi d’un nouveau courage, elle me dit fiérement qu’elle étoit sûre de ce qu’elle avançoit, & que les premiers physiciens du monde pensoient comme elle là-dessus. Je lui répondis, toujours avec la même douceur, qu’il n’étoit pas impossible que l’on fût excellent Physicien, & que l’on se trompât pourtant sur cette matière ; qu’il se pouvoit que ces grands hommes, sur l’autorité de qui elle se fondoit, n’eussent décidé que d’après eux-mêmes, & que c’étoit à moi que j’ôsois appeller de leur jugement.

CIDALISE.

Assurément ! Vous ne pouviez guères joüer à la Physique de tour plus noir.

CLITANDRE.

Je devrois bien, par exemple, vous remercier de cela ; mais vous ne voudriez peut-être pas ?

CIDALISE.

Cela est à parier : continuez votre histoire.

CLITANDRE.

Eh bien ; Julie, tenant de plus en plus à son idée, & peut-être ayant fait là-dessus quelque expérience secrette dont elle n’ôsoit pas s’appuyer devant moi, mais qui pouvoit n’en être pas moins la cause de son opiniâtreté, me dit enfin, d’un air de vanité, qui me choqua, je l’avoüe, que s’il y avoit au monde un homme sur qui le chaud ne prît pas autant qu’elle le soutenoit, cet homme-là étoit un phénomène. Jugez combien moi, qui avois depuis plus d’un quart-d’heure, l’honneur d’être ce phénomène, & qui ne m’en croyois guères plus rare, je fus étonné qu’elle prisât tant une chose dont je faisois si peu de cas. Loin toutefois d’en vouloir abuser contre elle, je lui répondis toujours avec la même humilité, que je ne croyois pas qu’un homme qui auroit en lui-même dequoi n’être pas de son avis, dût s’en estimer beaucoup davantage. Là-dessus elle me dit, mais d’un air qui me faisoit aisément juger à quel point elle me croyoit éloigné d’avoir de si fortes preuves contre son systême, que j’étois comme tous les ignorans, de qui la fantaisie est de disputer contre l’évidence même, & souvent même contre leur sentiment intérieur. Je lui représentai sur cela qu’il pouvoit y avoir des miracles ; mais je la vis si décidée à n’en pas admettre dans ce genre, qu’enfin je fus obligé de la convaincre que les Physiciens pouvoient n’avoir pas toujours raison. Elle fut stupéfaite ; jamais je n’ai vu de Philosophe plus humilié. Cependant, soit amour-propre, soit préjugé, les reproches succéderent bientôt à sa confusion. Sans m’en allarmer, je pris la liberté de lui représenter qu’elle m’avoit forcé, en n’admettant aucune de mes raisons, à recourir à une démonstration qui pût la réduire au silence, & lui prouver que quelque générale que puisse être une règle, on doit toujours y supposer des exceptions. J’ajoutai que pour l’honneur de la Physique, ou pour achever de se convaincre qu’elle avoit eu tort, elle ne pouvoit se dispenser de pousser l’expérience jusqu’au bout ; que jusques-là je ne prouvois qu’à demi contre son systême, & qu’il lui seroit honteux de se tenir pour subjuguée, lorsqu’il n’y avoit encore contre elle que des apparences qui pouvoient ne pas soutenir une épreuve d’une certaine façon. La crainte de s’être en effet cru trop tôt vaincue ; le desir de m’humilier à mon tour ; la singularité de la chose ; le moment, la preuve déjà offerte, & que les contradictions n’affoiblissoient pas ; plus que tout cela, sans doute, l’envie de s’éclairer, l’emportement sur les scrupules vains qui la retenoient encore. Un soupir assez tendre ; cette rougeur que le desir & l’attente du plaisir font naître, si différente de celle que l’on ne doit qu’à la seule pudeur ; des yeux où brilloit l’ardeur la plus vive, & qui trahissoient l’air sévère qu’elle avoit pris ; tout enfin m’annonça qu’elle ne demandoit pas mieux que de s’instruire, & je ne sçais quel air ironique, qu’au milieu de tout cela je lui remarquois, m’apprit en même tems que je ne viendrois pas aisément à bout de son opiniâtreté. Pour n’être pas troublé dans l’importante leçon que j’avois à lui donner, j’allai fermer la porte, & revins avec ardeur lui prouver la fausseté de son opinion.

CIDALISE.

Et vous l’en convainquîtes sans doute ?

CLITANDRE.

Oui, mais ce ne fut pas sans peine. Quelque entêtée qu’elle fût, à la fin elle se rendit. Il est vrai que je la tourmentai cruellement, mais aussi je la desabusai bien.

CIDALISE.

Oh ! je m’en rapporte à vous.

CLITANDRE.

Cela est encore bien obligeant, par exemple !

CIDALISE.

Et sans prétention ; c’est peut-être ce que vous ne croirez point.

CLITANDRE.

C’est du moins ce que j’aurois le plus grand desir du monde qui ne fût pas. Si par hasard vous vous trompiez ?

CIDALISE.

Que Julie se trompât en décidant affirmativement ce que les circonstances peuvent rendre les autres ; cela étoit tout simple ; mais que je m’abuse en sentant ce que je suis, c’est ce qui ne peut pas être. Au reste, & quoi qu’il en soit, je veux que vous acheviez votre histoire. Je l’ai, je crois, assez bien payée, pour que vous ne puissiez sans injustice m’en refuser la fin.

CLITANDRE.

Comme, si Julie n’est pas bonne Physicienne, cela ne l’empêche pas d’être une des plus aimables femmes qu’il y ait au monde ; j’aurois extrêmement desiré que le cours que je lui faisois commencer, ne se fût pas borné à ce jour-là, & je la pressai très-vivement de s’engager avec moi. Plus reconnoissante du soin que j’avois pris de l’éclairer, qu’elle n’étoit fâchée de ce que j’avois eu raison contre elle, je l’y aurois sans doute déterminée, si l’amour extrême dont alors elle brûloit pour Cléon, & la crainte que le commerce sçavant, que je voulois lier avec elle, ne lui fût suspect, ne l’eussent obligée de me refuser. Persuadée cependant qu’après ce qui venoit de se passer, je retrouverois sans peine auprès d’elle quelque moment favorable, je n’insistai pas jusques à me rendre importun, & nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde. J’ai cependant en vain cherché depuis ces occasions que je croyois devoir trouver si facilement. Sans avoir avec moi de procédés dont je pusse me plaindre, elle a seulement évité que je ne la trouvasse seule, tant qu’elle m’a vu pour elle une sorte d’empressement. L’hyver dernier, pourtant, malgré toutes ses précautions, je la rencontrai seule chez Lucile, qui n’étoit pas encore rentrée. La solitude où nous nous trouvions, ranima mes desirs, & l’air contraint qu’elle avoit avec moi, & que j’interprétois mal, les encouragea. Je lui demandai, en souriant, si par hasard elle n’auroit point de doutes sur la façon dont le froid opere sur nous. Elle rougit ; je me jettai à ses genoux, & lui dis tout ce que l’on peut imaginer de tendre & de pressant : elle en fut plus embarrassée qu’émûe. Les droits qu’elle m’avoit donnés, & dont, par les libertés que j’osois prendre en lui parlant, je ne paroissois que trop me souvenir, loin, comme je m’en flattois, de séduire ses sens, ne faisoient que l’affliger. N’ôsant, après ce qui s’étoit passé entre nous, s’armer d’une sévérité qui auroit pu me paroître ridicule, & désespérée de la legéreté dont je la traitois, elle se mit à pleurer amérement. La chose du monde que j’ai toujours le plus détestée, & qui est en effet la plus indigne d’un honnête homme, est de remporter sur les femmes de ces triomphes qui les humilient. Sûr de la vaincre, mais n’en doutant pas davantage qu’en abusant contre elle des raisons qu’elle avoit pour ne me pas résister, je ne lui causasse la plus vive douleur, je lui demandai pardon de ce que j’avois fait, & renonçai à ce que je voulois faire. Elle fut si touchée d’une générosité que mes entreprises ne lui laissoient pas esperer, que je crois qu’elle m’auroit accordé par reconnoissance plus encore que je n’avois tenté de lui ravir, si dans le moment même Lucile ne fût pas rentrée. Les bonnes actions au reste ne demeurent jamais sans récompense, & je fus le soir même dédommagé par Luscinde, du sacrifice que j’avois fait à Julie.

CIDALISE.
Avec empressement.

Ah ! Clitandre, je vous en conjure, racontez-moi l’histoire de Luscinde. C’est de toutes les femmes du monde celle que je hais le plus, & je ne puis vous exprimer la joie que je ressens quand j’imagine qu’il lui est arrivé quelque chose de peu digne de la majesté de sentimens dont elle se pique.

CLITANDRE.

Je veux bien vous faire ce plaisir ; mais je ne vous conseille pas de croire que je vous donne pour rien une de mes plus belles histoires, sur-tout lorsqu’elle excite si vivement votre curiosité.

CIDALISE,
Tendrement.

Vous êtes un cruel homme !

CLITANDRE.

Je conviens que j’abuse un peu du desir que vous me marquez d’entendre cette histoire, & que dans le fond cela n’est pas généreux ; mais je me suis arrangé. Vous ne l’aurez pas à moins que celle de Julie, & vous êtes bien heureuse que je ne puisse pas vous la mettre à plus haut prix.

CIDALISE.

Eh bien ! si demain vous voulez venir passer la nuit avec moi, nous verrons.

CLITANDRE.

Si je le voudrai ! quoi ! Vous en doutez ? Oui ! je coucherai sûrement demain avec vous, puisque vous voudrez bien me recevoir dans vos bras ; mais vous sçavez quelle gêne cruelle va succéder à mes transports ! Mes yeux même n’oseront vous rien dire de ce que je sens, ou du moins ils ne le devroient point. Puis-je vous répondre cependant que mes desirs, plus irrités que satisfaits, ne me trahiront pas ? Je me sens, & ne vous réponds pas de moi, si je vous quitte dans la fureur où je suis. Songez que nous avons à tromper sur nos sentimens des personnes fort méchantes & fort éclairées. Eh ! comment voulez-vous que je puisse dissimuler les miens, quand je ne pourrai vous regarder sans la plus vive émotion ; que vos yeux ne se tourneront pas vers moi, sans pénétrer jusques à mon ame ; que je ne vous verrai pas ouvrir la bouche, sans desirer de vous la fermer avec mes lèvres ; qu’enfin tout, en vous voyant, me rappellera sans cesse les plaisirs dont vous m’avez comblé, & me jettera dans l’impatience d’une joüissance nouvelle ? Laissez régner dans mon cœur une volupté plus tranquille, vous ne m’en verrez pas moins amoureux. Quoi que vous puissiez accorder à mes desirs, il ne m’en restera que trop encore pour mon supplice !

CIDALISE.

Eh bien ! sois content !… joüis de toute ma tendresse & des transports que tu m’inspires ! Tu m’apprends, qu’avant toi, je n’ai pas été aimée, & je sens avec plus de plaisir encore que jamais je n’ai rien aimé comme toi. Tu troubles… tu pénetres… tu accables mon ame !… Mais, sens-tu comme je t’aime ?… Je ne me connois plus, je meurs de ton amour & du mien.


L’on ne met pas ici la réponse de Clitandre, quelque vive qu’elle puisse être. On n’ignore point que tout ce que se disent les Amans, n’est pas fait pour intéresser, & que souvent les discours, qui les amusent le plus, sont ceux qu’il seroit le plus difficile de rendre, & qui valent le moins la peine d’être rendus. On supprime donc ici, comme en quelques autres endroits, les propos interrompus qu’ils se tiennent, & l’on n’y rend les deux interlocuteurs que lorsque le Lecteur peut, sans se donner la torture, entendre quelque chose à ce qu’ils se disent.


CIDALISE.
Voyant que Clitandre la regarde encore avec les yeux menaçans.

Ah ! Clitandre, n’êtes-vous pas honteux de vous faire craindre encore ? Ne me regardez pas comme vous faites, je vous en conjure, & s’il se peut, laissez-moi joüir paisiblement de vos sentimens & des miens.

CLITANDRE.

Quel sujet d’inquiétude vous donné-je donc ?

CIDALISE.

Ne pourrois-je pas en trouver dans l’idée où je vous vois que vous me prouvez beaucoup d’amour, & que vous me plaisez singuliérement, lorsque vous ne faites peut-être que m’effrayer ?

CLITANDRE.

Vous êtes injuste de me prêter cette réflexion : je vous proteste que je ne la faisois pas. Je me rends simplement à l’impression que font sur moi vos charmes, & ne pense point du tout que la façon, dont je vous l’exprime, soit de toutes celles que je pourrois prendre, celle dont vous me devez sçavoir le plus de gré. Je ne crois pourtant pas non plus, à vous dire vrai, que ce doive être pour vous une raison de douter de ma tendresse.

CIDALISE.

Vous avez de nous dans le fond une opinion bien singulière, & je vous avoüe que je ne suis pas sans crainte d’en être un jour la victime.

CLITANDRE.

Il est si peu vrai que je pense de toutes les femmes de la même façon, que je n’ai point été surpris de ne pas recevoir de vous des complimens sur un mérite qui a paru à la respectable Araminte digne des plus grands éloges.

CIDALISE.

Je serois étonnée en effet que nous loüassions les mêmes choses.

CLITANDRE.

Il est juste aussi de dire que sans compter la différence qu’il y a entre votre façon de penser & la sienne, vous n’avez pas les mêmes besoins.

CIDALISE.

Que je serois humiliée s’il vous étoit possible de faire entre nous, sans la plus grande injustice, la plus legère comparaison !

CLITANDRE.

Je ne crois point, par exemple, quelque aisément que vous conceviez des terreurs, avoir jamais à vous guérir de celle-là.

CIDALISE.

En vérité ! C’est une odieuse femme, & j’aime à croire, pour l’honneur de mon sexe, qu’il y en a peu qui lui ressemblent.

CLITANDRE.

Il y en a de son genre, je crois, plus que vous ne pensez, & moins que nous le disons.

CIDALISE.

Mais à propos, vous me devez l’histoire de Luscinde.

CLITANDRE.

Non, toutes réflexions faites, elle vous plairoit peu, & je vous ai trompée, quand je vous ai dit qu’elle vous amuseroit. C’est une chose si simple, si ordinaire, que je doute qu’elle vaille la peine d’être contée. Figurez-vous que c’est une aventure de carosse, de ces choses que l’on voit tous les jours, une misère enfin.

CIDALISE.

N’importe, je veux la sçavoir.

CLITANDRE.

Convenez que vous cherchez encore plus à me distraire qu’à vous amuser.

CIDALISE.

Soit ; mais parlez toujours.

CLITANDRE.

Oronte, qui le soir même que j’avois rencontré Julie chez Lucile, s’étoit, en soupant, brouillé, je ne sçais pourquoi, avec Luscinde, s’en alla sans l’en avertir. Comme elle comptoit qu’il la remeneroit, & qu’en conséquence elle n’avoit pas fait revenir son carrosse, elle fut aussi piquée de ce procédé qu’elle devoit l’être, & me proposa de la remettre chez elle. Nous nous connoissions depuis long-tems, & même dans une espèce d’intervalle elle avoit paru avoir sur moi quelques vûes. Aussitôt que nous fûmes seules, nous invectivâmes tous deux contre Oronte. Elle me parut si humiliée de ce qui venoit de se passer, que je crus qu’étant aussi sincérement son ami que je l’étois, je ne pouvois me dispenser ni de l’exhorter à la vengeance, ni même de m’offrir en cas qu’elle prît ce parti-là, qu’au reste je tâchai de lui faire envisager comme le seul qu’elle pût prendre en honneur, après le sanglant affront qu’on lui faisoit. Je n’eus pas de peine à lui prouver qu’il étoit nécessaire qu’elle se vengeât : mais à quelque point que la colère l’animât, je ne la persuadai pas d’abord aussi facilement que je m’en étois flatté, qu’il falloit qu’elle se vengeât dans le moment même. Les propos tendres, dont j’entremêlois mes conseils, me parurent aussi lui faire assez peu d’impression ; cependant le tems pressoit. Je sentois que si je lui laissois le tems de la réflexion, je la perdrois, ou en supposant qu’elle ne pardonnât pas à Oronte une brusquerie qui n’avoit, selon toute apparence, que quelque jalousie, ou moins encore peut-être pour sujet, qu’il faudroit, pour la déterminer en ma faveur, des soins que je ne me souciois pas de lui rendre. Je me souvins qu’un jour qu’il étoit question de ce qu’on appelle des impertinences, elle ne s’étoit pas déclarée contre à un certain point, & qu’elle avoit même dit, en plaisantant, qu’elle les trouvoit moins offensantes que l’indifférence. Mais quelque espérance que j’eusse qu’une impertinence de ma part pourroit la blesser moins que de la part d’un autre, ce moyen me paroissoit un peu violent, & tout pressé que j’étois qu’elle se déterminât, je crus encore devoir lui remontrer le tort qu’elle se faisoit en ne se vengeant pas. Soit que le desir me donnât plus d’éloquence que de coutume, soit, comme il n’arrive que trop souvent aux femmes, dans un mouvement de dépit, que ses réflexions ne fissent qu’ajouter à sa colère, & que par cette raison il me fallût moins pour la persuader, je la trouvai beaucoup plus disposée à me croire qu’elle ne l’étoit dans le premier moment. D’abord que je la sentis ébranlée, je cherchai à la décider pour moi par des discours plus animés que ceux que je lui avois déjà tenus, & la pressai de ne point permettre que je ne reparasse que le plus léger des torts qu’Oronte avoit avec elle. Comme elle ne me répondit point, je crus devoir interpréter son silence en ma faveur, & j’agis en conséquence. Je lui montrois peu de sentimens, mais beaucoup d’ardeur, & il n’est que trop ordinaire que l’un remplace l’autre, & mene même beaucoup plus loin. Elle me dit d’abord que j’étois un insolent, je le sçavois bien ; qu’elle crieroit, mais elle ne crioit pas ; & quand elle auroit eu recours à quelque chose de si indécent, mon cocher, à moins que je n’eusse crié moi-même, n’auroit pas arrêté. Comme il falloit cependant dire quelque chose à Luscinde, je convins avec elle qu’à la vérité elle pouvoit me trouver un peu trop libre, mais que l’amour, le desir, (excuses éternelles de toutes les impertinences qui se sont faites, se font, & se feront) devoient me justifier à ses yeux ; qu’au reste, puisque l’un & l’autre m’avoient emporté si loin, & que plus je devenois coupable, plus je trouvois de raisons de m’applaudir de mon crime, je me rendrois criminel jusques au bout. Je ne sçais si c’est qu’un ton ferme vous impose presque toujours, ou qu’en même tems que je trouvois, comme je lui disois, des raisons pour m’applaudir de mon crime, elle en trouvoit pour m’excuser ; mais elle s’adoucit au point de me dire simplement que cela étoit ridicule. Quand je n’aurois pas senti, par la foiblesse de cette expression, combien la colère, qu’elle avoit contre moi, s’affoiblissoit, mon parti étoit pris, & je n’en aurois pas plus cessé d’être coupable. Elle n’en douta pas apparemment ; mais quelles que fussent là-dessus ses idées, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’avant que d’arriver chez elle, elle étoit vengée.

CIDALISE.

Mais il n’y a qu’une rue de chez Julie chez elle ?

CLITANDRE.

Cela est vrai, mais elle est longue, & j’ai un Cocher qui a un si prodigieux usage du monde, que je ne remene jamais de femme la nuit, qu’il ne suppose que j’ai des choses fort intéressantes à lui dire, & qu’il ne prenne en conséquence l’allure qu’il croit que je lui commanderois, si je le mettois au fait de mes intentions. Le chemin, par cette attention de sa part, devenoit donc beaucoup moins court. D’ailleurs, elle étoit d’une colère, & moi d’un emportement qui devoient nécessairement la déterminer, la rue eût-elle même été beaucoup plus courte. Soit cependant qu’elle eût fait quelques réflexions sur la promptitude singulière avec laquelle elle s’étoit vengée, soit qu’elle craignît qu’Oronte, naturellement ombrageux, n’apprît qu’après l’avoir remenée, j’étois entré chez elle, nous ne fûmes pas plûtôt à sa porte, qu’elle reprit le ton majestueux, & me dit que cela étoit infâme, que de ses jours elle n’iroit en carosse avec moi, qu’elle ne m’auroit jamais cru capable d’une insolence pareille avec une femme de sa sorte. Je convins aisément que j’avois été trop vîte ; que je ne concevois pas moi-même comment j’avois osé lui manquer à ce point-là ; que j’en étois d’une honte horrible, d’autant plus que de pareilles façons n’étoient guères plus à mon usage qu’au sien, & que j’osois lui jurer qu’elle étoit la première avec qui je me fusse oublié à ce point-là. Je me doutois qu’une justification, aussi obligeamment tournée, ne lui plairoit pas, & je fus peu surpris de la voir me remercier, avec beaucoup d’aigreur, de la préference que je lui avois donnée. L’amour, le tendre amour fut encore mon excuse. Pendant qu’elle me querelloit, & qu’entre autres duretés elle me disoit que je la prenois apparemment pour une fille d’Opera, mon carosse étoit entré dans sa cour ; & je me préparois à la conduire respectueusement chez elle, lorsqu’elle me dit avec emportement qu’elle ne vouloit pas que je descendisse. Je lui représentai d’abord avec douceur qu’il seroit du dernier ridicule que je ne lui donnasse pas la main ; que ses gens & les miens ne sçauroient qu’en penser ; qu’elle ne pouvoit même me montrer de la colère, sans s’exposer à les instruire de ce qui étoit arrivé ; qu’elle se perdroit par cette indiscrétion ; que je lui étois trop sincérement attaché pour la laisser se livrer à des mouvemens qui pouvoient avoir de si fâcheuses suites ; que d’ailleurs il m’étoit impossible de la quitter, sans lui avoir mille fois demandé pardon à ses genoux, & sans avoir, par mon respect, tâché d’obtenir ma grace. Elle ne me répondit à tout cela qu’en voulant sortir impétueusement du carrosse. Je la retins, & paroissant en fureur à mon tour, je lui dis que je ne souffrirois pas qu’elle se perdît. Soit qu’elle jouât tous ces mouvemens pour se réhabiliter un peu dans mon esprit, ou, ce que j’ai plus de peine à croire, qu’elle fût véritablement fâchée, je fus encore fort long-tems sans pouvoir parvenir à la calmer. Enfin, quand elle fut lasse de feindre de la colère, ou d’en avoir, elle me dit qu’elle voyoit bien quel étoit mon projet ; que le desir de l’outrager encore avoit beaucoup plus de part à l’envie que j’avois de descendre avec elle, que le desir de ménager sa réputation ; mais qu’elle sçauroit se dérober à mes insolentes entreprises, & qu’elle ne me parleroit qu’en présence de ses femmes. Eh bien ! Madame, lui répondis-je d’un ton ferme, j’aurai donc le plaisir de les avoir pour témoins de tous les transports que vous m’inspirez. Quoique cette courte réponse & la fermeté de mon ton lui imposassent, elle chercha, mais vainement, à me dérober la peur que je lui faisois, & elle me répondit courageusement : Nous verrons ! Eh bien ! Madame, repliquai-je avec un feint emportement, vous verrez. Là-dessus nous descendîmes de carrosse, moi l’appellant marquise le plus familiérement du monde, & pour ne lui laisser aucun doute sur mes intentions, lui serrant de toutes mes forces la main que je lui tenois. Oh ! tant qu’il vous plaira, Monsieur le Comte, me dit-elle, tout bas ; mais vous n’en partirez pas moins, je vous assûre. En honneur ! lui répondis-je, je ne vous conseille point de me le proposer, si vous ne voulez pas vous exposer à une scène qui pourroit ne vous être pas agréable. Dans le fond, comme je vous l’ai dit, je l’effrayois, & la peur qu’elle eut qu’en effet je ne fisse un éclat, la détermina, mais avec toute l’humeur imaginable, à passer avec moi dans ce petit cabinet que vous connoissez, & qui donne sur le jardin. Elle se mit d’abord à s’y promener avec une sorte de fureur. Sûr que cette promenade l’ennuyeroit bientôt, je ne m’y opposai pas, & debout, les yeux baissés, dans un morne silence, j’attendis qu’elle jugeât à propos de s’asseoir. Enfin elle tomba dans un grand fauteuil, la tête appuyée sur une de ses mains, & tout-à-fait dans l’attitude de quelqu’un qui rêve douloureusement. Je ne l’y vis pas plûtôt, que je courus me jetter à ses genoux. Elle me repoussa d’abord avec assez de violence ; mais enfin je saisis la main cruelle qui me repoussoit, & l’accablai des baisers les plus ardens. Elle fit, pour la retirer, quelques efforts, dont, tout exagérés qu’ils étoient, je sentis aisément la mollesse. J’ôsai alors la serrer dans mes bras, mais plus avec l’affectueuse tendresse de l’amour qu’avec la brusque pétulance du desir. Quoique je ne crusse pas avoir à la ramener de bien loin, & que sa colère m’eût peu allarmé, je ne pouvois, après le manque de respect dont elle se plaignoit, & qui, à dire la vérité, avoit été un peu violent, ne pas paroître la croire aussi fâchée qu’elle affectoit de l’être, sans lui donner peut-être contre moi plus de fureur encore qu’elle ne vouloit en montrer. Je ne l’aimois pas, mais elle me plaisoit, & quoiqu’elle ne se fût point opposée à l’insolence que je lui avois faite, de façon à me faire penser qu’elle la regardât comme une violence, elle n’y avoit pas mis non plus l’aménité & les graces inséparables du consentement. Enfin, je l’ignorois encore à certains égards, & je ne voulois pas que rien manquât à ma victoire. Un autre peut-être n’auroit cherché à excuser son crime qu’en rejettant sur elle la moitié ; mais quoique je ne sçusse parfaitement qu’il n’avoit tenu qu’à elle que je ne fusse beaucoup moins coupable, je mis tout généreusement sur le compte de mon insolence. Tout en lui faisant des protestations de respect, j’écartois, mais d’une main qui paroissoit timide, un mantelet, qui, à ne pas mentir, me déroboit d’assez belles choses. Je ne sçais si la façon honnête dont je m’y prenois, & qui en effet annonçoit beaucoup d’égards, l’empêchoit de s’opposer à mes entreprises, ou si, toute à sa colère, elle ne pensoit pas à ce que je faisois ; mais enfin ce mantelet jaloux ne me nuisit plus. J’avois assûrément dequoi loüer ce qui s’offroit à mes yeux, mais je crus que des transports lui diroient mieux que des éloges, l’impression que j’en recevois, & je l’en accablai. Je crois bien qu’elle avoit peine à concilier le profond respect, dont je me vantois pour elle, avec mes emportemens, & qu’elle voyoit aisément à quel point j’étois en contradiction avec moi-même ; mais elle crut apparemment que je le sentois aussi-bien qu’elle, & qu’il seroit inutile de me le dire, ou mes transports, auxquels je joignois de tems en tems toute la galanterie imaginable, satisfaisant son amour-propre, & peut-être troublant ses sens, elle n’eut la force ni de les arrêter, ni de me faire honte de mon inconséquence. En paroissant toujours me résister, elle commençoit à s’abandonner dans mes bras. Toutes mes prières cependant n’avoient pu encore en obtenir un regard, & quoique je n’eusse pas besoin de lire dans ses yeux pour m’instruire de ses dispositions & pour m’encourager à en profiter, je voulois, comme je vous l’ai dit, que rien ne manquât à mon triomphe, & je la pressai tendrement de daigner honorer d’un de ses regards un infortuné qui l’adoroit. Enfin j’obtins cette faveur, & comme je m’en étois douté, je trouvai dans ses yeux plus de trouble que de colère. Ce moment de bonté de sa part ne fut pas plus durable que l’éclair. Je la pressai donc encore de me le rendre, & ne l’en pressai pas vainement. Ah ! laissez-moi, Monsieur, me disoit-elle assez tendrement, & s’il se peut, ne vous faites pas haïr davantage. Avec quelque douceur que ces paroles fussent prononcées, je ne pus tranquillement m’entendre dire que j’étois haï, & je pris la liberté de lui demander si c’étoit ainsi qu’elle pardonnoit. Un soûrire, plus tendre peut-être qu’elle ne le croyoit elle même, fut toute sa réponse, & vous n’aurez pas de peine à deviner comment je remerciai sa bouche de ce soûris. Elle s’attendoit si peu à une familiarité de ce genre, qu’elle n’eut pas le tems de s’arranger de façon que je n’obtinsse que les apparences de la faveur que je lui ravissois, & que j’en joüis aussi délicieusement que si elle me l’eût accordée le plus volontairement du monde. Ce nouveau bonheur que je me procurois, (car vous pensez bien que dans le carrosse mille choses avoient été négligées) n’étoit pourtant pas sans contradiction. Si de tems en tems j’avois lieu de me loüer de l’indulgence de Luscinde, plus souvent même elle sçavoit me prouver que je ne lui faisois que violence ; & quoique je sentisse que le desir étoit en elle plus vrai que la colère, cette alternative me blessoit. Cependant comment le lui dire, sans lui rendre une liberté dont elle auroit pû abuser contre moi ? Il auroit fallu essuyer de nouveaux reproches, me jetter dans de nouvelles justifications, & perdre dans ces misères un tems que je pouvois mieux employer. Je crus, toutes réflexions faites, que le meilleur moyen, que j’eusse pour triompher de son entêtement, étoit de m’entêter à mon tour, & bientôt il ne me fut pas possible de douter que je n’eusse pris le meilleur parti. Aussi-tôt que je la sentis aussi raisonnable que je le desirois, j’achevai de me dépouiller des apparences de respect que je conservois encore à certains égards, & je voulus voir jusques où elle porteroit la clémence. Je ne la trouvai pas d’abord aussi étendue que j’avois cru devoir m’en flatter, & j’eus encore quelques irrésolutions à combattre. Sa résistance me donnant enfin plus d’impatience que de plaisir, & convaincu que j’avois porté les égards bien au-delà de ce que la situation l’exigeoit, je me déterminai, en soupirant, au seul coup d’autorité qui pût terminer cette discussion, & m’en trouvai parfaitement bien. Il est vrai que Luscinde me fit sentir d’abord qu’elle se croyoit encore offensée ; mais je la vis enfin, plus à ce qu’elle étoit qu’à ce qu’elle vouloit paroître, oublier tout à la fois qu’elle aimoit Oronte, & qu’elle ne m’aimoit pas, & trouver dans la vengeance tous les charmes qu’on dit qu’elle a.

CIDALISE.

Comment, traître ! vous m’aviez dit que cette histoire ne m’amuseroit pas ? & je la trouve délicieuse !

CLITANDRE.

Dans le fond elle n’est pas absolument mauvaise. Je pense pourtant que Luscinde la trouveroit détestable, & voilà comme on ne plaît pas à tout le monde ; mais prouvez-moi du moins que vous m’en avez quelque obligation.

CIDALISE.

Non.

CLITANDRE.

Comment ! non.

CIDALISE.

D’ailleurs, elle n’est pas finie cette histoire, & je n’ai pas oublié que je vous l’ai payée d’avance ; encore pourrois-je voir si vous ne m’en deviez plus rien.

CLITANDRE.

Mais si je ne veux pas la finir, moi ?

CIDALISE.

Je doute que j’y perdisse beaucoup, & que vous ne m’ayez pas raconté ce qu’elle a de plus intéressant.

CLITANDRE.

Eh bien ! par exemple, vous vous trompez. Mais, quoi qu’il en soit, il n’en est pas moins certain que vous n’aurez ce qui en reste qu’au prix dont vous en avez payé le commencement.

CIDALISE.

Ne me parlez pas comme cela, car sérieusement vous me faites peur. (Il veut la tourmenter.) Oh ! pour cela non, vous ne m’attraperez plus.


Elle prend contre lui toutes les précautions imaginables.


CLITANDRE.

Ah ! cela est beau ! voilà d’agréables procédés !

CIDALISE.

Je suis fâchée qu’ils vous déplaisent ; mais vous pouvez compter que de la nuit je n’en aurai pas d’autres. Au lieu de me tourmenter comme vous faites, & d’avoir les prétentions du monde les plus ridicules, que ne me finissez-vous cette histoire ?

CLITANDRE.

Allons, je le veux bien, puisqu’enfin il en faut passer par-là. Vous croyez peut-être que je ne suis si doux que parce que cela m’est plus commode que de m’obstiner contre vous ? Il est pourtant réel…

CIDALISE.

Oh ! mon Dieu ! je vous rends là-dessus toute la justice possible.

CLITANDRE.

C’est que je ne voudrois pas que vous crussiez…

CIDALISE.

Eh non ! je ne crois rien à votre désavantage, soyez tranquille… En vérité ! je vous dispensois des preuves. Eh bien ! je suis convaincue, aurai-je enfin le reste de l’histoire ?

CLITANDRE.

Les torts se trouvant assez également partagés entre Luscinde & moi pour qu’elle ne pût, avec quelque apparence de justice, me dire encore que j’étois un impertinent, elle ne fut pas plûtôt revenue de l’erreur où je venois de la plonger, qu’elle baissa les yeux avec les marques de la plus grande confusion. Je sentis que dans le premier moment ce ne seroit point par des transports que je la tirerois d’un état si désagréable, & je crus ne pouvoir mieux lui adoucir les reproches que je voyois qu’elle se faisoit, qu’en lui remettant devant les yeux les torts d’Oronte, & en lui représentant vivement à quel point il lui avoit manqué. J’ajoutai que l’on pouvoit pardonner à un homme des scènes particulières ; mais que quand il s’oublioit assez pour en faire de publiques & pour ne rien respecter, il étoit impossible de lui passer des éclats si scandaleux, & que j’ôsois assûrer que, depuis que j’étois dans le monde, je n’avois rien vu d’aussi déplacé que la scène de ce soir-là, & qu’elle étoit la seule qui eût pû si long-tems garder un amant qui ne sçavoit exprimer son amour que par les jalousies les plus injurieuses & les plus violens procédés. Ce discours produisit sur elle l’effet que j’en avois espéré. Elle reprit feu, convint que j’avois raison, s’emporta contre lui avec toute la vivacité que vous lui connoissez, & ne fut plus surprise que d’avoir attendu si tard à se venger d’un Amant si incommode & si peu respectueux. À mesure qu’elle cessoit de se trouver si coupable, je devenois, comme de raison, fort innocent à ses yeux. Le zèle ardent qu’elle me voyoit pour ses intérêts ; je ne sçais quelles comparaisons elle s’avisa de faire entre Oronte & moi, & qu’en ce moment elle tournoit à mon avantage ; une sorte de goût que peut-être elle prit subitement pour moi, la forcerent enfin à prendre ce ton tendre & familier que je lui avois jusques-là vainement desiré. J’y répondis de la façon qui pouvoit l’encourager le plus, & quoiqu’à dire la vérité, ce ne fût point par le sentiment que dans cette conversation je brillasse le plus, elle trouva que j’étois l’homme de mon siécle qui avoit le plus de délicatesse, & même s’étonna fort de ne s’en être pas apperçue plûtôt. Ce qui lui avoit paru, avec quelque sorte de raison, la plus énorme des insolences, ne fut bientôt plus qu’une de ces témérités dont l’Amant le plus respectueux ne peut pas toujours se défendre ; un de ces momens malheureux, où l’on est emporté malgré soi-même, & qu’il est impossible qu’une femme ne pardonne pas lorsque c’est par l’amour, & non par le desir qu’on est entrainé. Quoique tous ces propos m’assûrassent suffisamment de ma grace, je voulus qu’elle m’accordât tout ce dont l’impétuosité de ma passion m’avoit forcé de me priver, & que, pour effacer jusques aux plus legères traces de mon impertinence, nous suivissions toutes les progressions que notre affaire auroit eues, si nous eussions eu le tems de la filer. Je lui dis donc le plus vivement du monde que je l’adorois. Bientôt l’aveu le plus tendre me paya de celui que je venois de faire, & fut suivi de toutes les petites faveurs qui pouvoient le confirmer. Celles-là en amenerent d’autres ; elle ne m’opposa de résistance que ce qu’il en faut pour ajouter aux plaisirs. L’amour entroit, à la vérité, dans tout cela pour assez peu de chose ; mais nous fûmes long-tems sans nous appercevoir qu’il nous manquât. Quoiqu’elle ait mille choses charmantes ; que peu de femmes en rassemblent tant ; qu’elle soit vive, sensible, & qu’elle ait pour un Amant, ou l’à-peu près de cela, mille graces, toutes plus piquantes les unes que les autres, je ne sçais par quel caprice de goût elle me paroissoit plus faite pour amuser un homme quelque tems que pour le fixer. Nous ne nous en appercevons peut-être pas ; mais à quelque point que ce qu’on appelle mœurs & principes, soit décrédité, nous en voulons encore. Je n’avois donc nulle envie de la garder, à moins que (comme j’ai, lorsque je n’aime point, on ne peut pas moins d’orgueil) elle ne se fût arrangée de façon qu’Oronte, ou même quelque autre ne m’eût sauvé auprès d’elle l’embarras de la représentation, & ne m’eût permis de rester dans la foule. Quoique je ne désespérasse pas de l’amener sur cet article à un accommodement, elle me disoit des choses si tendres, & prenoit si sérieusement pour l’avenir de si grandes mesures, que je ne sçavois comment lui exposer un projet qui prouvoit si peu de sentiment & même d’estime. Ce n’étoit pas qu’il ne me fût aisé de lui promettre plus encore qu’elle n’exigeoit ; mais je ne voulois pas avoir avec elle le mauvais procédé de la faire rompre avec un homme qui étoit du moins fort nécessaire à sa vanité, lorsque je ne voulois pas le remplacer. Je ne me pressai cependant point de la tirer d’une erreur où dans cet instant j’avois besoin qu’elle restât, & qui, en excusant son ardeur, la faisoit se livrer à la mienne sans crainte, & même sans scrupule. Quelque vive que fût entre nous la conversation, j’étois assûré qu’elle ne se soutiendroit pas toujours sur le ton où nous l’avions commencée, & je crus, pour lui exposer mes intentions, devoir attendre qu’elle vînt à languir. Aussi-tôt que ce moment que, malgré les plaisirs que je goûtois, j’attendois avec impatience, fut arrivé, je me mis à lui parler du désespoir où seroit Oronte de perdre, & par sa seule faute, la seule femme qui pût rendre un homme parfaitement heureux. Elle me demanda si je croyois qu’il y fût si sensible, & je lui répondis affirmativement que je ne doutois pas qu’il n’en mourût de douleur. Ce sera donc par vanité, reprit-elle ; car à sa façon de se conduire, il ne se peut pas que je lui suppose un autre sentiment. Oh ! pour fort amoureux, repliquai-je, il est impossible que vous ne conveniez pas qu’il l’est. Là-dessus je lui exprimai finement, mais avec autant de feu que d’étendue, tout ce qu’Oronte avoit fait pour lui prouver qu’il avoit pour elle tout l’amour qu’il est possible de sentir, & en avoüant qu’il avoit des torts avec elle, je lui fis remarquer qu’il n’en avoit aucun qu’elle pût imputer à l’indifférence ; que depuis quatre ans qu’il l’adoroit, elle n’avoit à lui reprocher que des jalousies, à la vérité fort dures, fort offensantes, & qu’elle avoit raison de vouloir punir, mais qui n’étoient en lui un crime singulier que par leur emportement & leur continuité, puisque tout amant en est coupable plus ou moins. Dans l’instant où j’avois commencé à lui parler d’Oronte, j’avois vû ses sourcils se froncer, & son visage devenir sévère, comme si elle eût voulu par-là me dire de ne lui point parler d’un objet qui lui déplaisoit ; mais lorsque j’eus commencé à m’étendre sur l’amour qu’il avoit pour elle, & sur-tout ce qu’il avoit fait pour lui prouver à quel point elle lui étoit chere, elle prit insensiblement, malgré elle, l’air de l’intérêt, se mit à réver profondément, à soupirer de même ; & enfin il lui fut impossible de retenir ses larmes au portrait, qu’en la suppliant de l’oublier, je lui fis de sa tendresse & de ses agrémens, & de pouvoir comprendre comment elle avoit pû lui faire un moment l’injustice de ne s’en pas croire adorée.

CIDALISE.

En vérité ! vous êtes singuliérement méchant !

CLITANDRE.

Que vouliez vous donc que je fisse ? Que je la gardasse ?

CIDALISE.

Non, mais que vous ne la prissiez pas.

CLITANDRE.

J’aurois mieux fait sans doute ; mais sans compter qu’elle est assez bien pour qu’on puisse être tenté de l’avoir, j’avois à me venger d’Oronte, qui, pendant que j’étois aimé d’Aspasie, avoit indécemment fait tout son possible pour me supplanter. Je m’étois bien promis de ne pas manquer la première occasion qui se présenteroit de lui en marquer ma reconnoissance, & je crus ne le pouvoir mieux qu’en lui rendant sa maîtresse, après ce que j’en avois fait.

CIDALISE.

Rien n’étoit assûrément ni plus judicieux, ni plus équitable.

CLITANDRE.

Mais, oui : c’étoit, je crois, le seul parti qu’il y eût à prendre. Mes discours cependant embarrassoient Luscinde, d’autant plus qu’en lui exagérant les charmes & la tendresse d’Oronte, je lui parlois avec feu de mes sentimens. Je vis avec un secret plaisir qu’il s’en falloit peu qu’elle ne crût & l’aimer à la folie, & me haïr fort raisonnablement. Je ne me fus pas plûtôt apperçu de l’un & de l’autre, que je me mis en devoir de reprendre avec elle des libertés, qui, par notre dernier arrangement, devenoient entre nous tout-à-fait simples ; mais dont, par la nouvelle révolution que son cœur venoit d’éprouver, il étoit impossible qu’elle ne me fît pas un crime. Avec quelque adresse qu’elle cherchât à me dérober son trouble, ses remords, ses nouveaux vœux, & la répugnance avec laquelle elle se livroit encore à des transports, qui, quelques instans auparavant, prenoient tant sur son ame, elle m’inspiroit trop peu d’amour, & j’ai trop d’usage de ces sortes de choses pour qu’elle pût me tromper sur ses mouvemens. Elle ne répondoit plus, soit à mes caresses, soit à mes protestations, que par ce sourire faux & cette complaisance froide & forcée que l’on a pour un Amant qui ne plaît plus, & à qui l’on n’ôse le dire. Muette, les yeux baissés, se refusant même, lorsqu’elle sembloit se prêter, toute entière à ce même objet qu’elle venoit d’oublier si parfaitement ; non, jamais je n’ai vû l’humeur & le dégoût se peindre avec si peu de ménagement & tant de naïveté. Un moment d’orgueil me fit regretter d’avoir voulu m’en donner le plaisir, & je fus sur le point d’être assez injuste, pour la gronder le plus vivement du monde, de me faire essuyer des humiliations que je m’étois moi-même cherchées. Heureusement pour elle & pour moi, ce mouvement de fatuïté ne fut pas long, & loin de m’aveugler sur la sorte de chaleur qu’il rendoit à mes sens, & de le prendre pour de l’amour, je sçus m’en rendre le maître, & me voir tel que j’étois. Ne pouvant sortir, que par des reproches, de l’embarras où je m’étois mis, je les fis du moins décens & modérés, & j’eus tout le soin possible que rien de trop humiliant pour elle ne les empoisonnât. J’avois raison, car j’avois assûrément plus de tort qu’elle, qui auroit borné tout son ressentiment contre Oronte à se plaindre de lui avec moi, & tout au plus à de simples projets de vengeance, si je n’eusse pas abusé contre elle de l’état violent où elle se trouvoit, & que je ne lui eusse pas arraché des faveurs qu’elle n’eût peut-être jamais songé d’elle-même à m’accorder. Ce fut donc sans fiel & sans amertume que je me plaignis qu’elle s’étoit trompée sur son cœur, lorsqu’elle avoit cru que je lui faisois oublier Oronte. Un regard & un soupir, qui m’apprirent combien en effet elle se reprochoit de l’avoir cru, furent toute sa réponse. Je lui dis alors tout ce que l’on peut dire d’honnête & de flatteur à une femme par qui l’on est quitté, & l’assurai que j’étois d’autant moins surpris du malheur qui m’arrivoit avec elle, qu’au milieu même de tout ce qu’elle avoit fait pour moi, elle m’avoit fait sentir combien elle tenoit encore à l’homme qu’elle sembloit me sacrifier. J’ajoutai qu’il me seroit, s’il se pouvoit pourtant, plus cruel encore de la posséder malgré elle-même, qu’il ne m’auroit été doux de la tenir de son cœur ; que quelque chose que j’en pusse souffrir, je devois cesser de me croire des droits de l’instant où elle ne les avoüoit plus, & que j’aimois mieux n’avoir auprès d’elle que le stérile nom d’ami, que de conserver malgré elle le titre d’Amant, lorsqu’il ne pourroit servir qu’à faire le malheur de sa vie.

Que quelques femmes sont singulières ! Il est certain qu’après ce qui venoit de se passer entre nous deux, & dans la situation où elle se trouvoit, il ne pouvoit lui arriver rien de plus heureux que la douceur avec laquelle je lui permettois de cesser de m’aimer. J’aurois naturellement dû en attendre des remerciemens ; mais elle sentit plus le tort que, par cette facilité à me dégager, je semblois faire à ses charmes, que le sacrifice que je faisois à ses sentimens, & si elle eut la force de ne pas s’en plaindre, elle n’eut pas celle de me dissimuler le mécontentement de son amour-propre. Je ne sçus, pendant quelque tems, si je paroîtrois l’avoir remarqué, ou si je continuerois à suivre mon objet ; mais la réflexion, que je fis que tout ce que je lui dirois sur cela ne feroit qu’allonger cette scène, & que cru amoureux ou indifférent, elle n’en retourneroit pas moins à son premier goût, me détermina pour le second parti. Après quelques tergiversations, de vengeur je devins confident. Ce second rôle ne flattoit pas autant ma vanité que le premier, mais comme il me convenoit davantage, ce fut sans aucun chagrin que je vis Luscinde passer vis-à-vis de moi, de toutes les fureurs de l’amour à la plus cruelle froideur. Quelle révolution !


Mais, ô cruel Amour ! ce sont-là de tes coups !


Luscinde enfin poussa l’indifférence si loin, & prit en même tems une si grande confiance en mon amitié, qu’elle ne craignit pas de me consulter sur ce qu’elle avoit à faire. Je lui répondis avec le même sang froid que d’abord que je voulois bien me sacrifier, rien n’étoit moins embarrassant que son affaire ; que je me flattois qu’elle me rendoit assez de justice pour ne pas douter de ma discrétion ; mais que comme il se pouvoit qu’Oronte, qui véritablement est d’une jalousie à désespérer, apprît que j’avois passé la nuit chez elle, & qu’il ne s’en tourmentât si l’on paroissoit vouloir le lui cacher, j’irois ce matin-là même le gronder sur ses caprices, & lui dire que j’avois vainement employé la plus grande partie de la nuit à la prier de les lui pardonner. Elle approuva l’arrangement que je lui proposois, & me promit une amitié éternelle.

CIDALISE.

Cela est assûrément bien beau de part & d’autre, & cette affaire ne pouvoit pas plus noblement se terminer.

CLITANDRE.

Se terminer ! Oh ! elle ne l’est pas encore.

CIDALISE.

Quoi ! lui arriva-t-il encore de changer d’avis ? En vérité ! je le voudrois.

CLITANDRE.

Oh ! que non ! Ce que j’ai encore à vous dire, est d’une bien plus grande beauté ; mais tout admirable que cela est, je ne veux pourtant pas trop vous le faire attendre.

Dans l’instant que j’allois quitter Luscinde, & que nous ne nous faisions plus que de très-foibles protestations d’amitié, il me parut plaisant d’en obtenir encore des faveurs, malgré l’amour ardent dont alors elle brûloit pour Oronte. Cette idée me parut à moi-même si singulière, & si peu faite pour réussir, moi ne voulant employer ni menaces ni violence, que je crus ne pouvoir trop finement la mettre en œuvre. Je feignis donc de la regarder avec plus d’ardeur que jamais. Je poussai de profonds soupirs, levai au Ciel des yeux d’une tristesse à faire pleurer. Comme emporté par la force des mouvemens qui m’agitoient, je me précipitai à ses genoux, & n’épargnai rien enfin de tout ce qui pouvoit lui prouver que j’étois accablé du sacrifice qu’elle me forçoit de lui faire, & ne craignis même pas d’ajouter qu’il étoit assez vraisemblable que je n’y survivrois pas. Quand il auroit été possible que de si grandes plaintes ne l’eussent pas émûe, son amour-propre avoit été trop piqué de la facilité avec laquelle je m’étois détaché d’elle, pour qu’il ne fût pas infiniment sensible à mon retour. Elle me pria donc bien sérieusement de continuer de vivre. Je la conjurai à mon tour, s’il étoit vrai qu’elle s’intéressât à ma vie, de me recevoir encore une fois dans ses bras. Cette proposition parut l’étonner ; mais à ses regards je jugeai qu’elle ne la trouvoit pas si absurde, & même qu’elle ne m’en sçavoit pas absolument mauvais gré. Il se pouvoit aussi que la nécessité de me ménager, & la crainte que je ne me vengeasse de ses refus par quelque malhonnête indiscrétion, entrassent pour beaucoup dans la douceur avec laquelle elle la recevoit. Quoi qu’il en soit, elle me répondit seulement, avec toute la bonté que je pouvois attendre d’une amie sincère, que mes regrets n’en seroient que plus cruels, & que si j’étois sage, je devrois bien plus songer à éteindre mon amour qu’à chercher à le rallumer. Je convins qu’elle avoit raison ; mais je n’en insistai pas moins, & le caprice, la crainte & la vanité lui tenant lieu de tendresse, & même de compassion : Au moins, Clitandre, me dit-elle en se préparant à me secourir, souvenez-vous que c’est vous qui le voulez ; & si ma complaisance pour vous produit l’effet que j’en crains, ne soyez pas assez injuste pour m’en rendre responsable. Croyant alors m’avoir suffisamment averti, elle se livra d’assez bonne grace à mes empressemens. Je vous avoüerois bien une noirceur que je lui fis ; mais c’est que je crains qu’elle ne vous paroisse trop forte. Dans le fond ce n’est pourtant qu’une expérience, & il n’est pas défendu d’en faire.

CIDALISE.

Au contraire, elles ne peuvent qu’être utiles, & d’ailleurs c’est le goût d’aujourd’hui.

CLITANDRE.

C’étoit, ainsi que vous avez pû le juger par mon récit, non seulement sans amour, mais même avec d’assez foibles desirs que je l’avois priée de m’accorder une derniere preuve de son amitié. Il étoit par conséquent tout simple que je ne fusse pas émû à un certain point. Son cœur n’étoit pas non plus dans une disposition plus favorable que le mien, & nous commençâmes tous deux cet entretien, sans apporter à ce que nous disions une attention assez marquée pour que nous ne puissions pas voltiger sur d’autres objets. Nous restâmes assez long-tems tous deux dans cette sorte d’indifférence. Enfin il me parut qu’elle commençoit à ne plus voir les choses avec tant de désintéressement. Ce n’étoit pas qu’elle m’aimât plus qu’elle ne me l’avoit promis ; mais apparemment elle s’amusoit davantage. Il me prit envie de voir s’il est vrai que la machine l’emporte sur le sentiment, autant que bien des gens le prétendent ; & pour m’éclairer sur cela, dans l’instant que Luscinde sembloit avoir oublié toute la nature, ou ne plus exister que pour moi. Ah ! Madame, m’écriai-je, pourquoi faut-il que dans des momens si doux je ne puisse perdre le souvenir de mon rival ? ou pourquoi du moins ne puis-je vous le faire oublier ? Car enfin je ne le vois que trop, l’heureux Oronte peut seul vous occuper. Désespérée de vous voir dans mes bras, vous n’aspirez qu’au bonheur de vous retrouver dans les siens, & ce seroit en vain que je me flatterois de le bannir un seul instant de votre cœur.

Non, Clitandre, me répondit-elle courageusement, vous ne vous abusez pas, je l’adore.

Et ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’en faisant à Oronte une si tendre déclaration, elle m’accabloit des plus ardentes caresses, & me donna même les plus fortes preuves de sensibilité qu’en ce moment-là je pusse attendre d’elle.

CIDALISE.

Et vous avez conclu de cette épreuve si honnête…

CLITANDRE.

Que les femmes disent plus vrai que nous ne croyons, quand elles affirment que les plaisirs les plus vifs ne font point oublier à une femme, qui pense avec une certaine délicatesse, l’objet dont elle a le cœur rempli, & que quand ce n’est pas lui qui les lui procure, il n’en est pas moins celui à qui elle voudroit toujours les devoir, ah ! C’est une chose bien vraie que celle-là ! Mais, pour en être convaincu, j’avois réellement besoin d’une expérience comme celle que j’ai faite.

CIDALISE.

Ah ! scélérat !

CLITANDRE.

Pourquoi donc ? Que peut-on faire de mieux que de chercher à se guérir de ses préjugés, & sur-tout de ceux auxquels les autres peuvent perdre ? Au reste, pour cesser de vous parler de Luscinde, je lui tins parole dans tous les points. Vous êtes la seule à qui j’aie raconté cette histoire. Je forçai Oronte à s’avoüer coupable, & l’envoyai aux pieds de Luscinde lui demander pardon de ses injustices. J’intercédai même pour lui, & j’eus la gloire de voir mettre dans le traité, qu’ils conclurent entre eux, que c’étoit à ma seule considération qu’on lui accordoit la paix. Cette aventure enfin m’a donné un vrai plaisir, & je n’y ai depuis jamais songé sans rire.

CIDALISE.

Et moi, je ne vous entends pas sans trembler. Vous me paroissez avec les femmes d’un libertinage & d’une mauvaise foi qui me donnent les plus vives terreurs, & qui me font cruellement repentir de ma foiblesse pour vous.

CLITANDRE.

Je ne vous conterai plus d’histoires, puisque le seul usage, que vous sçachiez en faire, est de vous tourmenter ; & pour vous faire mettre des bornes à vos craintes, j’en mettrai désormais à ma confiance. Ce que je puis pourtant vous jurer, & avec la vérité la plus exacte, c’est que je suis naturellement fidèle, & que vous serez, j’ôse vous le dire, étonnée de ma régularité.

CIDALISE.

Hélas ! Dieu le veuille ! (Elle fait sonner sa pendule.) Déjà sept heures !

CLITANDRE.

Pour moi, je ne me leve ordinairement qu’à dix, & je doute que ce soit avec vous que j’apprenne à devenir plus matineux. Vous sentez bien d’ailleurs qu’il ne se peut pas que je vous quitte sans vous avoir bien rassûrée.

CIDALISE,
Sortant de son lit.

Et moi, je vous proteste que je sonnerai plûtôt Justine que de souffrir que vous me tourmentiez davantage.

CLITANDRE.

Ah ! sans doute ! cela seroit beau ! Croyez-moi, venez vous recoucher.

CIDALISE.

Et mon lit ? Vous m’avez promis de le refaire.

CLITANDRE.

Volontiers. Je puis dire, sans trop me vanter, que Justine, toute fameuse qu’elle est, ne fait pas un lit mieux que moi.

Ils refont le lit.
CIDALISE.

Hélas ! tant mieux ! Je n’eus jamais plus besoin d’être bien couchée.

CLITANDRE.

C’est-à-dire, qu’on ne pourra vous faire sa cour qu’un peu tard ?

CIDALISE.

Oh ! très tard, en effet. Et je vous défends de plus de parler à aucune des femmes qui sont ici, à Luscinde sur-tout, que je ne sois levée.

CLITANDRE.

Je ne vois pas pourquoi elle vous paroît plus à craindre qu’une autre ; mais ce dont je suis convaincu, c’est que je serois pour elle moins dangereux que personne, & que depuis notre aventure elle a pensé sur moi absolument comme Julie, quoique j’aye plus d’une fois tenté de la faire vivre avec moi sur le ton de liberté qui auroit à la fois convenu aux desirs qu’elle m’inspiroit, & au peu d’amour que j’avois pour elle.

CIDALISE.

Il est en effet assez singulier qu’elle ne se soit pas prêtée à des vûes si raisonnables.

CLITANDRE.

Mais oui : cela est peut-être plus extraordinaire que vous ne pensez. Eh bien ! que dites-vous de votre lit ?

CIDALISE.

Que jamais il ne m’a paru mieux fait. Je suis bien surprise de vous trouver ce talent !

CLITANDRE.

Il ne vous paroît peut-être rien ; mais je vous jure que jusques à un certain âge, il y en a peu qui soient aussi nécessaires que celui-là.

CIDALISE.

Vous avez beau le vanter ! je vous jure que je ne vous en estime pas davantage.

CLITANDRE.

Je trouve, à ce que vous me dites-là, assez peu de reconnoissance, & je ne sçais si, pour vous punir de votre ingratitude, il ne me seroit pas permis de gâter un ouvrage dont on me sçait si peu de gré.

CIDALISE.

Ah ! cela seroit horrible lorsque, si vous l’aviez voulu, j’aurois été, sans vous avoir la plus légere obligation, on ne peut pas mieux couchée.

CLITANDRE.

Vous m’avez insulté !

CIDALISE.

Eh bien ! je veux pousser l’injure jusqu’au bout ; je ne vous crains pas.

CLITANDRE.

Je trouve à cela, si vous me permettez de vous le dire, plus de courage que de prudence ; mais ne seroit-ce pas pour avoir le plaisir d’être vaincue, que vous me défieriez ?

CIDALISE.

Non pas absolument ; mais seroit-il bien vrai que ma sécurité fût si déplacée ?

CLITANDRE.

Je me flattois de vous avoir corrigée de ces doutes-là, par exemple.

CIDALISE.

En vérité ! s’il faut vous parler sérieusement, je n’en ai pas.

CLITANDRE.

Cela ne seroit-il point un peu obscur ? Me rendez-vous justice, me faites-vous injure ? Ah ! ce doute me tourmente trop pour me le laisser.

Il se venge.
CIDALISE.

Ah ! Clitandre, je vous demande pardon.

CLITANDRE.

Il est bien tems !

CIDALISE.

En vérité ! vous êtes bien vain !… un lit, qui étoit le mieux fait du monde… Vous êtes réellement insupportable !

CLITANDRE.

Trouvez-vous ?…


Le lecteur ne doit pas conclure de ce que lui dit Cidalise, que c’est sérieusement qu’elle le gronde. Il est vrai qu’elle a peut-être un peu d’humeur. (Eh ! qui n’en auroit pas à sa place ?) Mais il est pour le moins tout aussi vrai qu’elle finit par ne lui en plus montrer.


CIDALISE.

Vous en irez-vous, à présent ?

CLITANDRE.

Si vous le voulez absolument, il le faut bien ; mais je ne sçaurois m’empêcher de vous dire qu’en pareil cas on ne m’a jamais renvoyé de si bonne heure.

CIDALISE.

Cela se peut ; mais de grace, allez-vous en.

Il ouvre la porte.
CIDALISE.

Ah ! Clitandre, bien doucement, je vous prie.

CLITANDRE.

Un autre talent que j’ai, c’est d’ouvrir une porte plus doucement que personne, & de marcher avec une legéreté incompréhensible.

CIDALISE.

Hélas ! vous n’avez que trop de talens, & si cela dépendoit de moi, je donnerois volontiers ceux des vôtres, dont vous faites peut-être le plus de cas, pour la certitude que vous me serez fidele.

CLITANDRE.

Oh ! sans doute, vous feriez-là un beau marché ! Allez, mon Ange, je vous la donnerai à moins de fraix. (Il lui baise tendrement la main.) Adieu, puissiez-vous, s’il se peut, m’aimer autant que vous êtes aimée vous-même !


Elle ne lui répond qu’en lui prouvant qu’elle l’aime. Ils se séparent.


F I N