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Pop Music à la Fête de l’Huma (1968-1973)

Fête politique, musiques populaires et jeunesse(s) à la Fête de l’Humanité
Pop Music at the Fête de l’Huma. Fête politique, popular music and youth(s) at the Fête de l’Humanité (1968-1973) 
Malo de La Blanchardière 

Résumés

La Fête de l’Humanité est le grand rassemblement annuel du mouvement communiste français depuis 1930, organisé par le journal l’Humanité. Fête populaire, politique et culturelle, ses scènes musicales font la part belle aux fanfares ouvrières et à la chanson engagée. Mais dans l’après-Mai 68, la Fête s’ouvre aux musiques jeunes venues d’Amérique, rock et jazz, et programme les plus grandes vedettes anglo-américaines, notamment The Moody Blues, Pink Floyd, Soft Machine, Joan Baez, The Who, Country Joe, Chuck Berry, Jerry Lee Lewis, Bill Coleman, ou encore Sun Ra. Pourtant, le discours communiste du début des années 1960 est encore marqué, dans un contexte de guerre froide, par une farouche opposition à l’importation de produits culturels américains, par la vive dénonciation de la culture de masse et par le rejet de l’idée, alors naissante, d’une culture jeune autonome et générationnelle. Mais la stratégie d’ouverture et de rénovation doctrinale entreprise par le parti à partir du milieu des années 1960 le conduit à identifier la jeunesse comme un public qu’il est crucial de conquérir en vue d’un prochain accès au pouvoir gouvernemental par les urnes. Programmer la bande-son de ces jeunes baby-boomers, la pop music, relève alors d’une intention socio-politique : s’assurer la présence de la jeunesse à la Fête de l’Humanité. Paradoxalement, le rassemblement communiste devient un des lieux de l’acculturation du rock en France et la presse file la comparaison avec Woodstock. À partir de l’étude croisée de la presse communiste et de la presse musicale, cet article interroge les intentions, les modalités et les effets de cette ouverture de la Fête de L’Humanité à la pop music.  

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Texte intégral

  • 1 Catherine Claude, C’est la Fête de « L’Humanité », Paris, Les Éditeurs français réunis, 1977.
  • 2 Florence Tamagne, « “C’mon everybody”. Rock ’n’ roll et identités juvéniles en France (1956-1966) » (...)

1La prestation hétérodoxe du légendaire groupe de rock anglais The Who en 1972 à la Fête de l’Humanité marque les esprits, le guitariste Pete Townshend moulinant énergiquement des bras et fracassant, comme à son habitude, sa guitare contre les amplificateurs, créant des gerbes d’étincelles et de fumée. Pourtant, la présence de vedettes de pop music à la Fête de l’Humanité peut surprendre. Si la musique joue un rôle central dans ce grand rassemblement festif et populaire dès sa création en 1930 par le journal l’Humanité, ce sont plutôt les fanfares ouvrières et les chansonniers communistes qui occupaient jusque-là le devant de la scène1. De plus, l’antiaméricanisme du Parti communiste français (PCF) se double d’un rapport critique vis-à-vis de la culture de masse. Mais la forte croissance démographique, économique et technique d’après-guerre favorise l’avènement d’une nouvelle classe d’âge identifiée et singularisée, la jeunesse, et d’une culture jeune dont le rock constitue l’hymne générationnel2.

  • 3 Jean-François Sirinelli, « Le coup de jeune des sixties », dans Jean-Pierre Rioux, Jean-François Si (...)
  • 4 Serge Berstein, « Les forces politiques : recomposition et réappropriation », dans Geneviève Dreyfu (...)
  • 5 Julian Mischi, Le Parti des communistes. Histoire du Parti communiste français de 1920 à nos jours, (...)
  • 6 De l’italien « mise à jour », en référence à l’adaptation à la modernité de l’Église catholique rom (...)
  • 7 Roger Martelli, Une dispute communiste. Le Comité central d’Argenteuil sur la culture, Paris, Éditi (...)
  • 8 Jedediah Sklower, Le gouvernement des sens. Militantisme jeune communiste, médias et musiques popul (...)
  • 9 Conformément à la position soviétique. Dans l’Humanité du 24 février 1959, Maurice Thorez déclare q (...)
  • 10 Marc Lazar, Maisons rouges. Les Partis communistes français et italien de la Libération à nous jour (...)

2Parallèlement à ce « coup de jeune des sixties »3, le Parti communiste s’engage dans une large rénovation doctrinale à l’initiative de Waldeck Rochet, son secrétaire général depuis 1964, marquée par une ouverture culturelle et sa volonté de conquérir un électorat élargi au-delà de sa base ouvrière. En rupture avec l’héritage thorézien et dans un mouvement de déstalinisation du parti, la direction du PCF opère une ouverture tactique afin de le mettre en phase avec les réalités nouvelles, démographiques, économiques et sociales du pays. Ainsi, « sans remettre en cause son identité ni renoncer à sa rigidité idéologique »4, le discours communiste s’adapte et la référence aux « travailleurs » prend alors le pas sur la notion de « classe ouvrière »5. L’aggiornamento6 idéologique et politique du Parti communiste prend également une forme culturelle à l’occasion d’une session du Comité central tenue les 11, 12 et 13 mars 1966 et consacrée à la culture et aux intellectuels7. Sous l’impulsion du poète et romancier Louis Aragon, le Congrès d’Argenteuil enterre définitivement le stalinisme culturel (jdanovisme réaliste socialiste) et l’art de parti au profit de la reconnaissance de la liberté artistique et de l’autonomie créatrice. L’ouverture culturelle reconnue à Argenteuil s’accompagne d’une tolérance croissante vis-à-vis de certaines influences américaines (variétés et rock ’n’ roll yéyé à partir des années 1960, rock anglo-américain dans la décennie suivante) : il se joue alors une « libéralisation sélective et graduelle des normes esthétiques communistes, particulièrement vis-à-vis de la culture jeune »8. La nouvelle orientation du parti sous Waldeck Rochet se traduit ainsi par une attention renouvelée à l’égard de la jeunesse, attention ancienne9 mais aiguisée à la suite de la crise de l’Union des étudiants communistes (UEC). Alors que les moins de 25 ans représentent 10,2 % des effectifs du parti en 1954, ils sont 5,6 % en 1959, soit près de deux fois en moins en cinq ans10.

  • 11 Lucien Malson, « Le raz de marée “pop” », Le Monde, 27 mars 1970.
  • 12 Frédérique Matonti, « Nous les Garçons et les Filles. Un cas limite de réception présumée politique (...)

3Le PCF décide alors, dès le début des années 1960, et faute de pouvoir le contrer, d’accompagner le mouvement de cette « raz de marée pop »11 qui séduit la jeunesse. La Fête de l’Humanité adopte à partir de 1963 une programmation musicale centrée sur les vedettes du « yéyé » et le parti lance un nouveau mensuel, Nous les Garçons et les Filles, sur le modèle de la revue phare Salut les Copains. Ce nouveau magazine incarne déjà une tentative de reprise en main de la jeunesse au prix d’une adaptation radicale et contrariée aux nouvelles modes du temps. L’ambition paraît claire : il s’agit de dépasser le cercle des militants en traitant de l’actualité musicale et espérer que, par capillarité, les articles politiques – qui ne disparaissent pas pour autant – trouvent un lectorat nouveau. Et ce au risque de froisser la base militante du parti sans garantie pour autant de rallier le nouveau lectorat jeune au communisme12. L’UEC, qui contrarie le Bureau politique du PCF par ses volontés d’autonomie organisationnelle, d’aspiration à une déstalinisation plus rapide et de revendications étudiantes, est normalisée sous l’action de Roland Leroy entre 1964 et 1966 au profit des artisans de la ligne du parti : la rupture avec une certaine jeunesse est consommée. Dans le même temps, cette aventure yéyé du PCF est une parenthèse, de 1963 à 1966, la Fête de l’Humanité reprenant ensuite sa programmation traditionnelle et Nous les Garçons et les Filles une lecture politique et sociale plutôt que musicale avant de s’éteindre en 1969.

  • 13 Jean-Philippe Pénasse, « Mick Jagger et les camarades », Rue Descartes, 60-2, 2008, p. 94-105.
  • 14 D’après Roger Martelli, Prendre sa carte, 1920-2009 : données nouvelles sur les effectifs du PCF, B (...)
  • 15 Jedediah Sklower, « Le dispositif musical du Mouvement de la jeunesse communiste de France (1956-19 (...)

4Mai-juin 1968 et la contestation étudiante, qui n’épargne pas le PCF, relance cependant la préoccupation communiste pour la jeunesse au moment où elle paraît lui échapper. Dès septembre 1968 (la Fête se tenant chaque année le deuxième week-end de septembre), la Fête de l’Humanité adopte pour ses 500 000 spectateurs une programmation résolument pop et le rock, absent des pages de l’Humanité, devient omniprésent pendant la Fête13. Y sont programmés notamment, entre 1968 et 1973, des artistes comme Pink Floyd, The Who, Chuck Berry, Jerry Lee Lewis, The Moody Blues, Soft Machine, Country Joe ou encore les groupes de rock français Magma, Gong, Triangle et Ange. Ce tournant « pop » alimente la progression militante que connaît le parti, passant de 288 144 adhérents en 1967 à 566 492 en 197814. Les adhérents se font alors plus jeunes, plus féminins, moins prolétariens, plus ouverts sur le monde des employés et des couches moyennes salariées. Mais les résultats électoraux nuancent cette embellie : décennie de progression militante, les années 1970 sont aussi celles où le PCF connaît une érosion électorale, distancé par les socialistes. Si c’est un débat récurrent de la Fête de l’Humanité d’opposer le choix de programmer une musique populaire de music-hall à celle des chansonniers communistes, il y a, à partir de 1968, plus qu’une acclimatation aux goûts de l’époque. Comme le souligne Jedediah Sklower, on a affaire à un changement de stratégie et de vision de la société, et s’il s’agit bien d’en récolter les bénéfices, en termes de recrues militantes, de prestige politique ou encore de rentrées financières, cette nouvelle politique en direction des jeunes participe aussi d’un effritement du « bastion de la culture esthétique et politique rouge telle qu’elle avait été redéfinie au milieu des années 1930 »15.

  • 16 Danielle Tartakowsky, « Les fêtes partisanes », dans Alain Corbin, Noëlle Gérôme, Danielle Tartakow (...)
  • 17 Serge Berstein, « Nature et fonction des cultures politiques », dans Serge Berstein (dir.), Les Cul (...)

5Alors qu’en Mai 68 la fête s’est voulue « consubstantielle à la politique et à la vie, données toutes trois pour confondues »16, la Fête de l’Humanité met en scène l’idéal social et esthétique que le parti entend préfigurer, donnant une image de la France et de sa diversité rassemblée, syncrétique. Le succès de la Fête malgré les difficultés électorales du PCF interroge cependant les mécanismes de transmission et de redéfinition des valeurs communistes auprès de cette jeunesse séduite par la programmation musicale, la force d’une culture politique étant précisément de « diffuser un contenu politique par des voies autres que celles du politique »17. Quelles appropriations ces jeunes font-ils du discours rouge à la Fête, comment perçoivent-ils cette incorporation du canon contre-culturel en formation par le dispositif festif communiste ? Si la Fête a les cheveux longs à partir de 1968, l’étude croisée de la presse communiste (l’Humanité, l’Humanité-Dimanche, L’Avant-Garde, Le Nouveau Clarté) et de la presse musicale (Rock & Folk, Best, Extra, Jazz Magazine, Jazz Hot) montre les limites de ce branchement rouge sur la pop music.

Le tournant 1968 à la Fête de l’Humanité, une « reconnaissance contrariée »18 des musiques jeunes

  • 18 Nous empruntons cette expression à Jedediah Sklower, Le gouvernement des sens…, op. cit., p. 45.
  • 19 Noëlle Gérôme, Danielle Tartakowsky, La Fête de L’Humanité, culture communiste, culture populaire, (...)
  • 20 Allusion au Manifeste du Parti communiste (1848) de Karl Marx et Friedrich Engels ; Fils du peuple (...)
  • 21 Nous les Garçons et les Filles, n° 60, septembre 1968, p. 38-43.
  • 22 Valère Staraselski, La Fête de L’Humanité, comme un air de liberté, Paris, Cherche Midi, 2015, p. 6 (...)

6La Fête de l’Humanité, fête ancienne d’un journal et d’un parti, est le reflet et le laboratoire de cette rénovation. D’une tradition ouvrière, familiale et francilienne, la Fête devient après-guerre l’immense rassemblement annuel du monde communiste, conciliant soutien financier au journal, démonstration de force d’une identité communiste élargie autour d’un parti et liesse populaire et festive où la musique joue un rôle central. Jusqu’aux années 1960 dominent deux grands types de musique : les ensembles populaires de fanfares, orchestres et harmonies ouvrières d’une part ; d’autre part, les chansonniers politiques communistes et, plus largement, la chanson française engagée et contestataire. Dès octobre 1964, le journal l’Humanité exprime son attention pour les baby-boomers en réalisant que « les jeunes constitueront en 1970 la moitié de la population active ». Le Bureau politique du parti ouvre alors, à partir de 1963, la Fête de l’Humanité à Claude François, aux Chaussettes Noires ou encore à Dick Rivers afin d’attirer les jeunes à la Fête puis dans les organisations de jeunesse19. Ce tournant artistique à la Fête de l’Humanité suscite parfois les moqueries de la presse. Paris-Presse écrit ainsi le 7 septembre 1964 que « le PC présente sa mode yéyé », dépeignant « les camarades […] devenus des copains », et France Observateur du 10 septembre 1964 d’écrire : « Mettez Raymond Devos entre le Manifeste et Fils du peuple : les copains mordront le tout 20. » En 1968, Nous les Garçons et les Filles n’hésite pas à défendre la Fête comme « le plus grand music-hall du monde »21 et l’Humanité-Dimanche de se réjouir la même année : « Garçons aux cheveux longs ou filles en pantalon, ce n’était pas la question. C’était la jeunesse d’aujourd’hui avec ses goûts, ses modes, son envie de vivre et d’être heureuse. L’avenir était à Vincennes22. »

  • 23 Le Nouveau Clarté, n° 17, novembre 1968, p. 72.
  • 24 Eric Drott, « Music, the Fête de L’Humanité, and Demographic Change in Post-War France », dans Robe (...)

7Les événements de mai-juin 1968 exacerbent le décalage entre le Parti communiste et la jeunesse. L’ambiguïté du parti pendant la crise sociale et son strict respect du cadre institutionnel le discréditent aux yeux d’une partie des jeunes révoltés. Mai 68 voit l’effritement du monopole du PCF sur la marque révolutionnaire, à l’avantage des groupuscules trotskistes et maoïstes, et le parti tarde à intégrer les aspirations soixante-huitardes : au début des années 1970, le PCF apparaît en recul sur les campus. La présence du pop à la Fête de l’Humanité à partir de 1968, fort utile pour tenter de renouer avec la culture jeune, prend ainsi des airs de revanche sur Mai 68. Le Manifeste de Champigny, publié à la suite d’une réunion du Comité central du parti à Champigny-sur-Marne en décembre 1968, officialise cette nouvelle lecture sociale du PCF portée par Waldeck Rochet. Le parti prône une « désouvriérisation » contrôlée du discours communiste afin d’attirer un nombre croissant de jeunes, de femmes et de catégories intermédiaires et plus diplômées comme les enseignants. D’une certaine façon, la programmation de ces « vedettes renommées […] venues distraire un demi-million de spectateurs » dans « une grande manifestation culturelle »23 doit colmater les brèches de Mai 68, montrer que le PC peut répondre aux aspirations de nouvelles formations sociales (jeunes, intellectuels) et revêt dès lors une « fonction rhétorique importante »24.

  • 25 Christian Delporte, Claude Pennetier, Jean-François Sirinelli, Serge Wolikow (dir.), L’Humanité de (...)
  • 26 Gérard Baqué, « La Fête de L’Huma », Extra, n° 23, octobre 1972, p. 20. Le journaliste cite la conf (...)

8La présence de la jeunesse à la Fête de l’Humanité est également un impératif financier du journal, le ticket d’entrée pour la fête (vignette) comprenant un bon de soutien à l’Humanité. Récolter de l’argent pour soutenir le journal est précisément la première fonction historique de la Fête, devant même le recrutement des militants25. C’est d’ailleurs cet apport économique qui permet son expansion et sa professionnalisation, alors que le seul coût de l’électricité pour les deux jours de l’édition 1972 est estimé à 100 millions d’anciens francs par les organisateurs, et c’est 8 milliards d’anciens francs que la Fête génère en chiffre d’affaires la même année (soit 12 millions d’euros) sur le week-end26.

  • 27 Matthias Glenn, « Coco & rock à la Fête de L’Humanité. Usage politique de la musique rock et pop », (...)
  • 28 Claude Cabanes, « Les 10 000 soleils de La Courneuve », l’Humanité-Dimanche, 13 septembre 1972, p.  (...)

9Comme le montre Matthias Glenn, les journalistes de l’Humanité n’hésitent pas à proposer une lecture socio-politique et militante de la musique pop pour présenter cette évolution de la programmation comme conforme à la doctrine communiste et à l’antiaméricanisme qui la singularise27. L’idée latente est que les vedettes invitées à la Fête représentent un genre musical (gospel des Voices of East Harlem, protest song de Country Joe, world music de Miriam Makeba ou encore rock anglais des Who), et donc une formation sociale derrière : le genre musical est conçu comme une représentation en termes politiques. Miriam Makeba, présente à la Fête en 1972, est ainsi perçue comme la porte-parole des peuples africains de la décolonisation, tandis que les Who deviennent « quatre sympathiques petits prolétariens »28. Ces derniers deviennent alors pour l’Humanité représentatifs de la classe ouvrière anglaise, ce qui justifie leur présence à la fête communiste puisqu’elle correspond à la vocation prolétarienne du PCF, quand bien même les membres du groupe s’affichent volontiers apolitiques. Le chanteur du groupe Roger Daltrey répond ainsi à un journaliste en sortant de la grande scène de la Fête en 1972 :

  • 29 « All we care about is music. We do think about [politics], but at a thing like this, there is only (...)

Tout ce qui nous intéresse c’est la musique. Nous pensons à la politique, mais à un événement comme ça, il n’y a qu’une chose qui nous importe, c’est le show. C’est la priorité, et toute cette connerie vient en dernier29.

10Cette lecture sociale est particulièrement perceptible dans la programmation des Voices of East Harlem, en 1970 et 1972, groupe gospel composé de 23 jeunes filles et garçons afro-américains issus du ghetto noir d’Harlem. L’introduction de la musique gospel à la Fête de l’Humanité, loin d’être le symptôme d’une américanisation des goûts musicaux, est une manifestation du soutien rouge à l’Amérique noire, opprimée, victime du capitalisme impérialiste et destructeur que porte en germe le modèle états-unien.

11Cette nouvelle programmation est également encouragée par certains journalistes et militants communistes plus jeunes et sensibilisés à ces musiques anglo-américaines au cours des années 1960. L’arrivée du jazz à la fête communiste est un bon exemple de cette acculturation au sein même du milieu journalistique rouge. C’est en 1969 que ce genre musical fait son entrée à la Fête à l’initiative du journaliste Alain Guérin, comme on peut le lire dans Jazz Hot :

  • 30 Patrick Callaghan, « La Fête de L’Huma », Jazz Hot, n° 254, octobre 1969, p. 7.

Alain Guérin, journaliste à l’Humanité et fervent amateur de jazz avait, depuis longtemps, le désir d’organiser des concerts de jazz à l’occasion de la Fête de l’Humanité, une des dernières grandes manifestations populaires champêtres de la région parisienne. Au cours de la dernière Fête de l’Humanité, les 6 et 7 septembre derniers, qui a eu lieu dans le Bois de Vincennes et qui a drainé un million ou deux de parisiens, de provinciaux et d’étrangers, Memphis Slim, Bill Coleman, Les Rythmakers et l’Alligator Jazz Band se sont produits sous un vaste chapiteau bondé d’une foule d’amateur ou de simples curieux. […] Deux excellentes soirées de jazz. Bravo Alain Guérin30.

  • 31 Alain Guérin, « Une enquête sur le jazz », L’Avant-Garde, n° 136, 26 janvier-3 février 1958.
  • 32 Alain Guérin, « Au risque de », l’Humanité, 5 septembre 1969, p. 13.

12Alain Guérin, qui était déjà à l’origine de l’apparition de chroniques de jazz dans les colonnes du journal dès la fin des années 1950, est porteur d’une lecture profondément politique de cette musique. Dès 1958, il la décrit comme étant « le véritable hymne du prolétariat américain », expression de la « permanence d’un même déchirement sourd aux cœurs de ces prolétaires d’une race opprimée »31. Ou comme il l’exprime lui-même en 1969 : « Cette présence du jazz à la plus grande fête populaire de France doit être comprise comme un hommage à l’art des Noirs américains en lutte pour leur liberté et leur dignité32. »

  • 33 Christophe Voilliot, « Free jazz made in France. Contribution à l’étude des dynamiques de radicalis (...)

13Cette grille d’analyse est confortée par la programmation d’artistes évoluant pour la plupart dans l’univers du free jazz, comme Joachim Kühn, Alan Silva et le New Phonic Art en 1971 ou encore Sun Ra en 1973. Ce choix esthétique n’est pas anecdotique, car le free jazz est marqué par une dynamique de politisation à l’extrême gauche dans les années 1960 « opérée essentiellement à travers l’analogie entre avant-garde esthétique ou théorique et avant-garde politique »33.

  • 34 Florence Tamagne, « L’interdiction des festivals pop au début des années 1970 : une comparaison fra (...)
  • 35 Claude Fleouter, « Les festivals de pop music pourront-ils connaître le succès en France ? », Le Mo (...)
  • 36 Actuel, n° 6, mars 1971, cité par Joann Elart, « Violence et non-violence dans les concerts rock ou (...)
  • 37 Gérard Baqué, « La Fête de L’Huma », Extra, n° 23, octobre 1972, p. 20.
  • 38 Gérard Baqué, « Who à Paris », ivi, p. 34-35.

14L’échec des premiers festivals pop en France est également un facteur du succès de la Fête de l’Humanité et un outil de sa légitimation34. Des initiatives voient le jour en France en 1969-1970 afin de créer un « Woodstock français », à l’image des festivals d’Amougies (délocalisé en Belgique) en octobre 1969, du Bourget en mars 1970 ou encore de Biot « Popanalia » en août 197035. Mais celles-ci échouent largement, du fait d’interdits préfectoraux ou d’organisations défaillantes, et alors que la jeunesse de l’après-Mai 68 est encore perçue comme un danger et un facteur de violence. Les dégradations et les rixes auxquelles cet « été » pop français donne parfois lieu renforcent l’image médiatique de rassemblements jeunes propices à tous les excès. Le magazine underground Actuel écrit en 1971 qu’« en France, pop égale casques, matraques, flics, barres de fer, émeute, répression, concerts gratuits »36. En sachant se prémunir de l’interdit politique tout comme des violences festivalières – du fait d’un important service d’ordre notamment –, la Fête de l’Humanité voit son succès auprès des jeunes gonflé, faisant d’elle le premier et le plus grand festival pop de l’Hexagone dans les années 1970 pour toute cette génération Woodstock. En 1972, le magazine de rock Extra écrit que la Fête est « la seule organisation capable d’offrir un spectacle pop digne de ce nom »37, notamment du fait d’un « discret service d’ordre [qui] maintient une conduite de bon goût »38.

  • 39 Jean-Claude Catala, « La chanson est-elle un passe-temps ? Entretiens avec Claude Reva, Catherine R (...)

15Le PCF devient par conséquent l’un des acteurs de l’acclimatation du rock en France à partir de 1968 et les fêtes communistes sont souvent, avec le circuit des Maisons de la Jeunesse et de la Culture (MJC), un tremplin pour les premiers groupes de rock français. Comme l’exprime la chanteuse Catherine Ribeiro à L’Avant-Garde en 1972, alors que le pouvoir gaulliste et son ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin (1968-1974) ont « saboté tous les festivals pop en France » et que les médias censurent des groupes comme le sien, « il faut reconnaître une chose, le grand festival pop en France, c’est la Fête de l’Humanité depuis deux ou trois ans »39. De nombreux groupes français se produisent ainsi à la Fête, comme Magma et Gong en 1971 ou encore Ange en 1973. Cela s’explique également par le fait que de nombreux artistes programmés aux fêtes rouges ont déjà un pied dans le monde communiste dans les années 1960 via Le Chant du Monde. Ce label discographique, créé en 1938 mais satellisé par le PCF dans l’après-guerre, édite par exemple Léo Ferré, Mouloudji, Colette Magny, ou encore des artistes de jazz comme Michel Portal, François Tusques, le Cohelmec Ensemble et des groupes de rock comme Magma.

Ill. 1. Chuck Berry sur la grande scène de la Fête de l’Humanité en 1973

Ill. 1. Chuck Berry sur la grande scène de la Fête de l’Humanité en 1973

Archives départementales de Seine-Saint-Denis, 98FI/900464 5. Diapositive couleur ; paysage ; 24x36mm

Droits réservés-Mémoires d’Humanité

La Fête de l’Huma, plus grand festival pop de France

  • 40 Rock & Folk, n° 44, septembre 1970.
  • 41 L’Humanité, 11 septembre 1971.
  • 42 Michel Legris, « Révolution et société de consommation », Le Monde, 9 septembre 1969.
  • 43 Marie-Louise Coudert, L’Humanité-Dimanche, 12-18 septembre 1973, p. 19.

16Plus grande fête politique, populaire, gastronomique, culturelle, littéraire, la Fête de l’Humanité prend également des airs de Woodstock français à partir de 1968. Véritable ville éphémère, la Fête connaît une croissance importante entre 1968 et 1973, portée par son organisation minutieuse et perfectionnée ainsi que par son coût d’entrée modeste. En 1972, la vignette coûte seulement 6 francs, tandis qu’il faut par exemple débourser 50 francs pour le festival pop d’Amougies en 1969 et 55 francs pour les deux jours de celui d’Aix-en-Provence en 197040. En 1971, la Fête accueille 600 000 spectateurs (soit 100 000 de plus qu’en 1968) qui se pressent dans les 70 hectares du Parc des sports de La Courneuve afin de découvrir plus de 900 artistes provenant de 18 pays41, du ballet du Bolchoï aux vedettes du jazz et du pop. Et si le journal Le Monde évoque un « sentiment qu’on se trouvait en Amérique » dans cette immense kermesse, il reconnaît volontiers que « le Parti communiste a fait, une fois de plus, la démonstration qu’il est le meilleur organisateur de spectacles de plein air »42. Les fortes capacités organisationnelles du rassemblement communiste sont d’ailleurs nécessaires pour accueillir des groupes comme Pink Floyd (1970) ou The Who (1972) et leur système son quadriphonique, en termes de volume sonore et d’amplification électrique. À cette fin, la Fête inaugure en 1973 sa nouvelle grande scène, prouesse d’architecture fonctionnelle conçue par Oscar Niemeyer et pouvant contenir 29 loges43.

Ill. 2. The Who sur la grande scène de la Fête de l’Humanité, le samedi 9 septembre 1972

Ill. 2. The Who sur la grande scène de la Fête de l’Humanité, le samedi 9 septembre 1972

Archives départementales de Seine-Saint-Denis, 97FI/720014 1. Négatif noir et blanc ; paysage ; 24x36mm

Droits réservés-Jean Texier-Mémoires d’Humanité.

  • 44 Voir par exemple Le Monde, 9 septembre 1969 ou L’Express, 15-21 septembre 1969.
  • 45 Roland Huesca, André Thomazo, la vie extraordinaire d’un homme ordinaire, Paris, Nouvelles Éditions (...)
  • 46 La Nation, 11 septembre 1969.

17Cette croissance a cependant pour effet de rendre la Fête plus composite et détermine l’atténuation des marques de groupe, manifestée par exemple par le recul de l’emploi du mot « camarade »44. En 1970, seulement 12,4 % des participants de la Fête de l’Humanité sont des militants communistes45. Cette évolution est parfois vivement critiquée par une presse qui dénonce un éclectisme sans rivage, opportuniste, commercial et apolitique. Le militant « était sollicité de dépenser plus qu’invité à penser aux dernières fluctuations doctrinales », écrit ainsi La Nation en 1969 qui voit dans ce « shopping monstre » que serait devenue la Fête un « nouvel opium du peuple » et en déduit que « le capitalisme ne donne plus d’urticaire aux dirigeants communistes »46.

  • 47 La fête de Lutte ouvrière est créée dès juin 1971, la fête du PSU en juin 1972, la Fête de la Rose (...)
  • 48 La fête de LO défend pour sa part les « vrais principes d’une démocratie des travailleurs », celle (...)
  • 49 Jedediah Sklower, Le gouvernement des sens…, op. cit., p. 116.
  • 50 Jean-Paul Molinari, « Les moissons de la fête », dans Alain Corbin, Noëlle Gérôme, Danielle Tartako (...)

18Comme le montre Jedediah Sklower, l’ouverture de la Fête de l’Humanité aux vedettes du pop et du jazz dans l’après-Mai 68 est imitée par les autres fêtes de gauche (Lutte ouvrière, LCR, PSU, PS47) dans l’espoir d’en connaître les mêmes bénéfices : rentrée d’argent, audience élargie, présence de la jeunesse. Ces initiatives concurrentes, qui imitent le rassemblement de l’Humanité tout en en dénonçant les travers48, adoptent de la même façon une programmation rock – à l’exception de Lutte ouvrière. Et ce, malgré la double hétéronomie technologique et marchande que le rock revêt ainsi que la « nationalité   anglo-américaine qu’il incarne et qui reste suspecte à l’oreille antiimpérialiste à l’heure de la Guerre froide49. Aussi les autres fêtes du système festif centripète du PCF50, avec en son centre la Fête de l’Humanité, adoptent-elles par mimesis cette ouverture nouvelle aux musiques jeunes. Les 100 000 spectateurs des fêtes de L’Avant-Garde (journal du Mouvement des Jeunesses communistes) peuvent ainsi voir sur scène en 1972 puis à nouveau en 1975 le célèbre groupe britannique Soft Machine. L’ouverture au pop de la Fête, suivie largement par les fêtes concurrentes, montre, davantage qu’un aggiornamento restreint au PCF, une adaptation plus globale de la gauche radicale française à la culture jeune et à sa musique anglo-américaine ainsi qu’une attention politique et électorale croissante pour cette classe d’âge adolescente.

  • 51 Les échecs de l’été pop 1970 sont encore dans les mémoires.
  • 52 Jack Ralite, l’Humanité-Dimanche, 22 septembre 1971, p. 18.
  • 53 L’Humanité, 12 août 1972.
  • 54 Patrick Mignon, Antoine Hennion (dir.), Rock, de l’histoire au mythe, Paris, Anthropos, 1991, p. 3.
  • 55 Jedediah Sklower, Le gouvernement des sens…, op. cit., p. 732.
  • 56 Alain Dister, « Fête de L’Humanité », Rock & Folk, n° 57, octobre 1971, p. 66-69.
  • 57 « La Fête de L’Humanité », journal télévisé de 20h, ORTF, 10 septembre 1972, vidéo INA, en ligne : (...)

19À partir de 1969, la Fête de l’Humanité fait son entrée dans les chroniques des revues de jazz et de rock et les journalistes couvrent chaque année l’événement du fait de la richesse de sa programmation. Le récit de ces journées festives file souvent la comparaison avec Woodstock et les journalistes communistes s’empressent de reprendre la comparaison, par exemple en ce qui concerne l’affluence de « la pop music – tous lieux réunis, 150 000 personnes, enfin51 un Woodstock français »52 dans les pages de l’Humanité-Dimanche sous la plume de Jack Ralite. Les journalistes communistes insistent également sur l’identité des musiciens présents à la Fête, dont trois (Joan Baez en 1971, The Who et Country Joe McDonald en 1972) étaient également présents à Woodstock53. D’une certaine façon, le festival de Woodstock proposait un modèle de rapport entre musiques jeunes et politisation – par exemple avec le détournement par Jimmy Hendrix de l’hymne américain, imitant avec sa guitare le bruit des bombes explosant au Vietnam – et incarnait un rock « gorgé de social et de musical »54 faisant de lui un candidat idéal pour la « stratégie (quasi) omnivore du mouvement communiste »55. L’opposition à la guerre du Vietnam constituait un indéniable point de jonction avec le mouvement hippie, matérialisé par la présence du protest singer Country Joe – figure tutélaire de cette lutte commune contre l’impérialisme américain – à Woodstock puis à La Courneuve. La description que fait Rock & Folk de la Fête en 1971 est révélatrice des traits woodstockiens du rassemblement rouge : « L’Huma 1971, c’était un peu le grand festival qu’on attendait depuis deux ans. Ils étaient bien là 300 000, qui tous écoutent la pop, en parlent, en vivent plus ou moins en attendant l’éclosion, la fête, la nouvelle culture, que sais-je encore56 ? » Le journal télévisé de 20h de l’ORTF du 12 septembre 1972 rapporte également : « Cette Fête de l’Humanité était en plus celle de la musique. […] Il y eut surtout le clou de cette édition 1972, un événement artistique d’importance : le passage en France des Who, l’un des meilleurs groupes pop du monde, qui déplaça à lui seul des dizaines de milliers de jeunes, et fit de la Courneuve une sorte de Woodstock57. »

  • 58 Gérard Baqué, « La Fête de L’Huma », Extra, n° 23, octobre 1972, p. 20.

20La même année, dans la revue musicale Extra, Gérard Baqué écrit qu’« on s’invente son petit Woodstock ou Wight à La Courneuve » et que le célèbre « FUCK » à la guerre du Vietnam chanté par Country Joe est repris par « cent mille personnes présentes »58, laissant entrevoir une connaissance directe du répertoire de Woodstock par la foule de jeunes rassemblés à la grande fête communiste. Cette circulation des jeunes du pop entre les grands festivals anglo-américains et la Fête de l’Humanité est également perceptible dans les interviews des spectateurs réalisées par les journalistes de l’Humanité :

  • 59 L’Humanité, 14 septembre 1970, p. 8.

Le spectacle, samedi soir, avec les « Pink Floyd » et les « Voices of East Harlem », fit sans doute baisser la moyenne d’âge du public de la pelouse de Reuilly. Il en avait aussi quelque peu changé le style, surtout parmi les premiers rangs – si l’on peut parler de rangs – où dans la tradition des festivals pop les amateurs de musique nouvelle s’étaient installés bien avant l’heure. […] J’ai retrouvé Marc, un fan des festivals pop, comme l’année dernière à l’île de Wight, les cheveux toujours aussi longs. […] Sac de couchage roulé sous le bras, emblème pacifiste au revers de la veste de treillis, Marc restera quatre heures au pied de la scène centrale pour ne rien rater des subtilités hardies de la musique du Floyd59.

  • 60 Louisette Blanquart, « Avec la foule », l’Humanité, 14 septembre 1970, p. 8.

21Ou encore avec l’entretien avec une jeune festivalière, la même année : « Je suis venue pour le Pink Floyd, disait Eva 17 ans, un peu plus tard. Pour les Voices ? Moins, je les ai vus à l’île de Wight, le mois dernier. » Et la journaliste communiste d’ajouter : « Mais, Pink Floyd ou non, elle reviendra l’année prochaine 60. » L’intention politique et partisane post-68 est d’ailleurs clairement énoncée à l’occasion de l’édition 1972 dans l’Humanité :

  • 61 Michel Doumenc, « La folie de la musique et leur impatience », l’Humanité, 11 septembre 1972, p. 14

Il restera de cette fête l’étonnement de ces jeunes casqués et bottés aux cheveux longs et en blue jeans, de tous ceux venus d’abord pour le rock et la moto, découvrant au gré des stands que les idées de fête et de débat, de justice pour un monde plus fraternel, qu’ils avaient pu découvrir en 68, vivaient ici grâce aux communistes61.

  • 62 Alain Dister, « Fête de L’Humanité », Rock & Folk, n° 57, octobre 1971, p. 66-69.

22Les journalistes musicaux se laissent eux aussi prendre au jeu, comme Alain Dister qui témoigne dans Rock & Folk en 1971 : « Attirés par les noms prestigieux de Joan Baez, des Soft Machine, ou du Gong, des centaines de milliers de jeunes erraient parmi la foule, sans doute cherchant comme moi quelque havre de chaleur tranquille62. » Gérard Baqué, pour Extra, semble lui aussi séduit par la programmation pop de la Fête :

  • 63 Gérard Baqué, « La Fête de L’Huma », art. cité.

La Fête de l’Huma, grâce à cette affiche, fait venir un public qui sans cela n’accrocherait sans doute jamais au contexte politique de l’organisation. Quoi qu’il en soit, c’est incontestablement l’un des rares événements de l’année à ne pas manquer. Quelle que soit son étiquette politique. Vive la fête, vive la musique63.

Ill. 3. Foule de jeunes chevelus devant le concert de Golden Earring en 1972

Ill. 3. Foule de jeunes chevelus devant le concert de Golden Earring en 1972

Archives départementales de Seine–Saint-Denis, 97FI/720018 C1. Négatif noir et blanc ; portrait ; 24x36mm

Droits réservés-Jean Texier-Mémoires d’Humanité

23La fête orthodoxe de l’ère Thorez, où prédominaient la célébration révolutionnaire, les fanfares ouvrières et les chansonniers communistes, semble loin derrière. La Fête de l’Humanité se veut désormais ouverte sur un monde qui change, notamment à l’heure du Programme commun avec les socialistes, et ouverte à la jeunesse et à ses nouveaux goûts musicaux.

  • 64 En coproduction avec les Spectacles Lumbroso (1955-1990).
  • 65 Fils de cadres régionaux du PCF, André Thomazo (1929-2017) devient ouvrier menuisier puis secrétair (...)
  • 66 Roland Huesca, André Thomazo…, op. cit., p. 122.

24L’ouverture de la Fête aux prestigieuses vedettes de pop music se traduit par une professionnalisation de la programmation, assurée à partir de 1970 par l’Agence littéraire et artistique parisienne (ALAP)64 et son directeur André Thomazo65. Entreprise satellite du PCF spécialisée dans l’organisation de spectacles, l’ALAP était née en 1953 à l’initiative de Louis Aragon afin de stimuler les échanges culturels entre la France et le bloc de l’Est. Onze années durant, jusqu’en 1981, l’agence répond à la demande du journal de programmer des « projets d’envergure faisant appel à différents arts et s’ouvrant à l’international »66 et met à son service son expertise et son vaste carnet d’adresses. Au-delà de la venue de vedettes du pop, comme Pink Floyd ou Chuck Berry, l’ALAP s’attache à diversifier considérablement la programmation artistique de la Fête à la demande du journal. La danse, la musique classique, la musique contemporaine et électroacoustique ou encore les musiques régionales (bretonnes et québécoises en particulier) font leur entrée à la Fête à partir de 1970.

25L’expansion spatiale, économique, démographique et fonctionnelle de la Fête dans les années 1960-1970 apparaît à la fois comme un facteur explicatif de son ouverture aux vedettes du pop (il faut des ressources financières conséquentes pour programmer et payer les cachets de tels artistes de renommée internationale) et comme sa conséquence directe (la venue des vedettes gonflant le succès de la Fête et assurant la venue massive de jeunes).

Quelle réception politique pour ces jeunes du pop ?

  • 67 L’Humanité, 8 septembre 1969, p. 8.
  • 68 « Les mille vignettes de Limay », l’Humanité, 4 septembre 1970, p. 8.

26Au cœur des années 68, la Fête de l’Humanité se rajeunit d’autant qu’elle se développe et la presse communiste célèbre cette Fête de la jeunesse. Dès 1969, l’Humanité titre « Ballade pour 600 000 copains », évoque « des jeunes, encore des jeunes et une immense soif d’apprendre » et rapporte que « les jeunes, dans leur ensemble, étaient particulièrement nombreux »67 à la Fête. Les journalistes rouges mettent notamment en rapport la présence de vedettes du pop et la venue de jeunes, comme ici dans l’Humanité : « Le Pink Floyd à Vincennes, tu t’imagines que les jeunes ne vont pas rater ça ! s’exclamait tout à l’heure le fils d’un camarade68. » L’apparent désintérêt politique de certains jeunes venus n’écouter que « leur » pop music n’inquiète guère l’Humanité, considérant que la manifestation politique prime toujours sur le festival de musique :

  • 69 « Au RDV de la jeunesse », l’Humanité, 10 septembre 1970, p. 8.

Ils seront encore plus nombreux. On en est sûr. Parce que c’est ainsi depuis des années. Parce qu’ils sont de plus en plus politisés, et très tôt, dès l’apprentissage ou le lycée. Parce qu’ils aiment les fêtes et les spectacles et qu’à Vincennes se trouve la plus grande des fêtes et le plus extraordinaire des spectacles. Avec Jazz City, le Pink Floyd, Polnareff […]. Parce qu’enfin ils peuvent s’y retrouver entre eux, nombreux, tendres et joyeux69.

  • 70 Laurent Salini, l’Humanité-Dimanche, 13-19 septembre 1972, p. 21-32.

27Et si la presse rouge s’émerveille de la « foule extraordinaire de jeunes, des dizaines et des dizaines de milliers » qui viennent à sa Fête en 1972, c’est avant tout parce qu’« ils s’y trouvent à l’aise et que le langage que tient le Parti communiste trouve le chemin de leurs cœurs »70. La présence de ces dizaines de milliers de jeunes, également rapportée à de nombreuses reprises par la presse musicale, reste largement adossée à la programmation musicale, et ce malgré les tentatives discursives de politiser leur présence par les journalistes communistes. Par exemple dans l’Humanité, à propos du concert des Who en 1972, où est établi un rapport direct entre pop music, jeunesse et aspirations politiques :

  • 71 Michel Doumenc, « La folie de la musique et leur impatience », l’Humanité, 11 septembre 1972, p. 14

Quand le rock explose, leur fête a commencé. Les « Who » bien sûr, porteront à son comble la joie lancée par Golden Earring ou Country Joe. Des grappes dansantes se lèvent dans la fureur des amphis. Les mêmes vibrations traversent la foule des dizaines et des dizaines de milliers de jeunes massés devant la scène centrale. Les mêmes vibrations, la folie de la musique répond à l’impatience et à la révolte normale de la jeunesse, mais aussi à des espoirs plus précis de paix, de justice, de liberté71.

  • 72 Jean-William Thoury, « La Fête de L’Huma. Graine de violence, 8-9 septembre 1973, La Courneuve », E (...)
  • 73 François Postif, « Sun Ra existe, je l’ai rencontré », Jazz Hot, n° 298, octobre 1973, p. 31.
  • 74 Christian Lebrun, « Rock ’n’ Roll. Autodestruction à la Courneuve », Best, n° 64, novembre 1973, p. (...)

28Mais cette présence des teenagers et de leurs vedettes sur scène n’est pas sans heurts, comme le montre la violente rixe qui se déroule en 1973 devant le concert de Jerry Lee Lewis. Le samedi 8 septembre 1973, au pied de la grande scène, éclate une violente mêlée générale, et aux jets de bouteilles de verre répondent rapidement les coups de poings : la foule panique et s’enfuit, le spectacle est interrompu pendant plusieurs heures. L’origine de cette bagarre est incertaine. Elle est rapportée par l’intégralité de la presse musicale consultée. Extra évoque l’alcoolémie d’« aspirants blousons noirs »72, Jazz Hot plutôt l’ivresse massive et la désinvolture manifeste du pianiste américain de rock ’n’ roll Jerry Lee Lewis qui « indispose le public » et vient saboter la performance de Chuck Berry en s’installant à la batterie73. Enfin, Best raconte plutôt le racisme de Jerry Lee Lewis, pianiste du sud des États-Unis passé par la prison, énervé d’apprendre le matin même qu’il joue le même jour que le guitariste afro-américain Chuck Berry74. Le silence complet de la presse communiste sur cet événement violent nous apparaît signifiant. C’est que, d’une part, un incident d’une telle nature affecte considérablement le capital symbolique et le prestige de la Fête de l’Humanité. En prenant une allure de festival jeune susceptible de débordements et de bagarres, la Fête risque d’éloigner et d’apeurer son public traditionnel, fait de familles et de sympathisants communistes de tout âge. D’autre part, la Fête de l’Humanité s’est précisément imposée comme un festival de pop music réussi grâce à son important dispositif de sécurité qui la prémunit des incidents et des violences ayant saboté les autres initiatives de festivals pop en France. En subir aussi les défaillances atténue sa singulière réussite. Enfin, un événement violent comme celui-ci vient nuancer le succès du PCF qui parvient à programmer du rock à destination des jeunes à une époque où ce cocktail fait rarement bon ménage dans les festivals et les salles de concert.

29Le regard que portent les journaux sur ces jeunes du pop et les entretiens qu’ils effectuent avec certains d’entre eux met également en évidence une forme de fracture générationnelle dans l’appréciation de la portée politique de la Fête. À propos du concert du Pink Floyd, en 1970, Le Monde rapporte ainsi le :

  • 75 M.E., « La pop music, qu’est-ce que c’est ? », Le Monde, 15 septembre 1970.

[…] désarroi du plus grand nombre, quand les Pink Floyd entrent en scène et jouent les premières mesures d’« Astronomy Domine », aux accents subtils et secrets. Les badauds s’étonnent : on ne peut taper du pied, frapper des mains… Qu’est-ce que cette musique soi-disant pop ? Un quart de l’assistance se retire, les autres, progressivement conquis, font silence75.

30Rock & Folk évoque également cette fracture des publics, alors qu’une partie des militants n’est pas séduite par une programmation musicale trop avant-gardiste à leur goût, décrivant par exemple en 1973 la journée du dimanche à la Fête :

  • 76 Philippe Garnier, « Fête de L’Humanité », Rock & Folk, n° 81, octobre 1973, p. 66-74.

31À ce propos il faut remarquer qu’un net clivage s’est fait à ce niveau : le dimanche, nombreux sont ceux qui n’ont pas quitté les alentours du Kiosque, pas plus pour aller huer la petite Mireille [Mathieu] que pour écouter les discours ou aller voir le Bolchoï ; pour eux, la Fête restait une structure d’accueil, et une belle structure ma foi : comparée aux festivals gerbeux que l’on connaît, on crut vraiment qu’ils avaient pensé à tout76.

  • 77 Denis-Constant Martin, « La Courneuve », Jazz Magazine, n° 205, novembre 1972, p. 48.

32Mais dans quelle mesure les dispositifs politiques et militants de la Fête pénètrent-ils par capillarité cette jeunesse mélomane ? L’analyse conjointe de l’organisation topographique et fonctionnelle de la Fête de l’Humanité laisse entrevoir la mécanique d’un système festif qui, par son envergure, conduit parfois davantage à une logique sélective dans le choix des activités qu’à l’infusion globale d’un discours politique. L’immensité de la Fête limiterait-elle alors sa portée politique et « politisante » ? Jazz Magazine rapporte en 1972 qu’« il est devenu impossible de tout voir, de tout entendre, de tout sentir, de tout manger à la Fête de L’Huma » car se « déroulent en même temps quatre spectacles au minimum ; distants de plusieurs centaines de mètres et de plusieurs dizaines de milliers de personnes »77. Avec de nombreux spectacles simultanés, sans compter les centaines d’activités dans les stands et la multitude de débats et conférences politiques, la densité de l’événement semble pousser les visiteurs à prioriser leur attention. Dès lors, la portée politique du grand rassemblement communiste semble diluée dans le foisonnement festif et dans l’immensité du terrain qu’elle occupe. C’est le constat que fait le journaliste de Rock & Folk en 1973 :

  • 78 Philippe Garnier, « Fête de L’Humanité », Rock & Folk, n° 81, octobre 1973, p. 66-74.

Il était d’ailleurs impossible de combiner de telles activités avec la kermesse : une heure passée à déambuler entre les stands, harcelé par le vacarme et les sollicitations sans fin, c’était assez pour vous rendre abruti pour la journée et désireux de trouver un refuge. Ce refuge, ce fut la Grande Scène le samedi et le Kiosque à Musique le lendemain78.

33L’Humanité-Dimanche publie chaque année, la première semaine de septembre, le guide officiel de la Fête de l’Humanité. L’analyse des plans pour les six éditions étudiées permet de mieux comprendre l’organisation spatiale de l’espace festif. Cette analyse topographique, par exemple pour l’édition 1973 (voir ill. 4), montre qu’il est tout à fait possible pour le spectateur d’assister à des concerts de pop sur la grande scène centrale, puis de parcourir le palais de la moto et d’aller visiter la cité du livre avant de repartir par la porte Gabriel Péri, et ce sans traverser une seule fois le stand du Comité central du PCF ou le stand de l’Humanité. Dès 1971, l’organisation du site est telle que les principaux stands à fonction politique et militante sont à l’Ouest tandis qu’un grand nombre d’activités artistiques et ludiques (grande scène, cité du livre etc.) sont plutôt situées à l’Est. Si, d’une certaine façon, le sens politique de la Fête est diffus sur l’ensemble du site, via les haut-parleurs et Radio-Huma conviant à assister aux débats, via les militants itinérants ou encore les innombrables banderoles et imageries communistes qui le rendent omniprésent, il s’avère néanmoins que la spatialisation même des principaux lieux d’intérêts modère le versant politique de la Fête au profit d’un zonage fonctionnel des activités proposées. Les chiffres importants des adhésions ainsi que le maillage politique diffus assuré à la Fête assurent néanmoins une essence proprement politique à l’événement que tous, journalistes comme visiteurs, rapportent systématiquement dans leurs témoignages.

Ill. 4. Le plan de la Fête en 1973

Ill. 4. Le plan de la Fête en 1973

L’Humanité-Dimanche, 5-11 septembre 1973, p. 36-37.

  • 79 Roland Lechene, l’Humanité, 9 septembre 1968, p. 1.
  • 80 Gérard Baqué, « Who à Paris », Extra, n° 23, octobre 1972, p. 34-35.
  • 81 Alain Dister, « Fête de L’Huma », Rock & Folk, n° 69, octobre 1972, p. 58-69.
  • 82 Georges Tanret, Fête de L’Humanité 1969, Film 16 mm, 1969 48’, en ligne : https://parcours.cinearch (...)
  • 83 À 4 minutes et 10 secondes.
  • 84 Christian Lebrun, « Fête de L’Huma », Best, n° 40, novembre 1971, p. 18.
  • 85 Agnès Lutz, « Jeune la foule, jeune la Fête », l’Humanité, 4 septembre 1973.

34Nos sources soulignent une grande pluralité dans les modalités de participation festive du public et un décalage est perceptible dans la lecture comparée de la presse communiste et musicale. Dans la presse rouge, la Fête de l’Humanité est analysée de manière systématique comme une démonstration politique du support des masses au PCF et à son journal. Dès 1968, l’Humanité décrit une « immense manifestation de confiance envers le Parti communiste et son journal », le « rassemblement des amis de l’Humanité » et la « fête de la confiance dans le parti »79. D’une certaine façon, la récurrence de ce motif rhétorique souligne la nécessité discursive pour les journalistes de défendre l’essence politique d’une fête équivoque qui se donne également des airs de grand festival de musique et de gigantesque fête foraine. Les journalistes musicaux, eux, insistent bien davantage sur les concerts, parfois ne mentionnant à aucun moment la portée politique de la manifestation. En 1972, Gérard Baqué écrit dans Extra que « comme 50 % des spectateurs, je suis venu pour les Who »80 et Alain Dister rapporte la même année dans Rock & Folk : « Et puis la tension monta. On était venu pour voir les Who », décrivant de « jeunes gens venus par milliers pour voir les têtes d’affiche de la Fête »81. Ainsi, le regard musical (voir les concerts) et générationnel (« nous » les jeunes) que portent ces jeunes journalistes musicaux – en 1970, Gérard Baqué et Alain Dister ont respectivement 26 et 29 ans – sur la Fête semble en total décalage avec la grande célébration des amis du parti que se veut être la Fête de l’Humanité. Un film documentaire tourné à la Fête en 1969 montre par exemple une série de micros-trottoirs réalisée par un journaliste communiste, qui demande aux visiteurs interrogés leur(s) raison(s) de participer à la Fête82. Une jeune femme répond : « Simplement pour voir des vedettes de la chanson83. » En 1971, Best rapporte : « Le lendemain, dimanche, Magma et Gong se produisaient sur la scène, plus réduite, de la discothèque. Ici, le public se composait des éléments habituels de l’Olympia ou autres, la grande foule se contentant de jeter un regard rapide en passant84. » Le quotidien l’Humanité semble faire, amer, le même constat en 1973 : « Que cherchaient-ils, ces jeunes ? […] “On est venus pour la musique, dit l’un deux. Sun Ra, c’était formidable, 8 francs pour autant de spectacles, c’est pas cher”, ajoute-t-il avec une pointe de provocation, comme si la fête de l’Huma n’était que cela pour lui85. »

35S’il ne nous semble pas possible, compte tenu des sources, de déterminer et encore moins de quantifier la portée de la réception politique que font ces jeunes venus écouter du pop à la Fête de l’Humanité, c’est-à-dire la transmission ou non d’une culture communiste et partisane et l’intensité de cette transmission, les différents éléments examinés permettent néanmoins d’en montrer les limites. En 1973, Jean-William Thoury synthétise ces paradoxes dans Extra :

  • 86 Jean-William Thoury, « La Fête de L’Huma. Graine de violence… », art. cité.

La Fête de L’Huma est un événement politique d’importance, mais c’est aussi la plus grande fête populaire française. Les responsables de ce rassemblement recherchent toujours les moyens d’attirer ceux qui, sans un appât spécial, ne viendraient pas pour de simples raisons politiques. Une importante fraction de la population, qu’il est important pour le PC de voir venir à la fête de La Courneuve, ne connaît qu’un seul plaisir : la pop music. La jeunesse ne vient plus pour les manèges ni le cidre ni pour le programme commun (on peut le regretter), mais simplement pour assister à un spectacle de classe pour pas cher. Les organisateurs avaient déjà remarqué que les groupes attiraient une importante foule quand ils avaient engagé les Moody Blues, il y a trois ans. L’année suivante, Pink Floyd fit un triomphe et la Fête de L’Huma, en revanche, n’est pas étrangère à leur immense popularité dans notre pays. L’année passée, on s’en souvient encore, ce sont les Who qui firent se déplacer des milliers et des milliers de personnes. Dans un sens, on peut dire que la Fête de L’Huma est le seul festival pop français régulier et réussi. Est-ce dire que les Who sont la sauce qui fait passer le poisson, non tout de même, mais86...

Conclusion

  • 87 Matthias Glenn, « Coco & rock à la Fête de l’Humanité...», art cité.
  • 88 Jedediah Sklower, Le gouvernement des sens…, op. cit., p. 665.

36En 1973, la transformation esthétique, politique, organisationnelle et téléologique de la Fête de l’Humanité est parachevée. En 1974, les Kinks et Leonard Cohen rejoignent la programmation, puis Deep Purple et Peter Gabriel en 1977, et même Kiss en 1979. Maurice Frot et Daniel Colling, deux régisseurs ayant fait leurs premières armes sur les plateaux des scènes des fêtes politiques, et essentiellement à la Fête de l’Humanité, créent en 1977 le Printemps de Bourges avec l’aide du nouveau maire communiste de la ville. Leur itinéraire souligne le rôle du rassemblement communiste comme l’un des lieux de l’acculturation du rock en France. Mais si la Fête de l’Humanité se rajeunit entre 1968 et 1973, elle ne se jeunise par pour autant, comme le souligne Matthias Glenn : l’importation de la culture jeune reste indexée à une intention politique, plus ou moins manifeste, qui en limite de fait la portée d’attraction auprès de la jeunesse qu’il s’agit de convertir87. La réussite populaire de La Fête de l’Humanité tient pourtant à cet éclectisme des formes de participation, des fidèles militants aux curieux endimanchés en passant par ces jeunes du pop attirés par les plus grandes têtes d’affiche du moment. Inversement, son ouverture peut menacer d’en dissoudre l’identité festive et politique, et la tendance à sa « festivalisation » dans les années 1970 suscite des frictions88.

37Le dimanche 15 septembre 1991, Georges Marchais prend la parole devant des dizaines de milliers de personnes à la Fête de l’Humanité. La foule attend le concert de Johnny Hallyday et semble vouloir abréger le discours du leader communiste. Face à l’impatience du public, qui scande le prénom de son idole, Georges Marchais déclare au microphone : « Johnny, vous allez l’avoir, et je vais l’écouter avec vous, mais vous l’aurez d’autant plus vite que j’aurai prononcé mon discours89 ! »

38L’alliance de l’attractivité du concert de rock et du grand discours communiste à la Fête se perpétue au fil des décennies. Depuis 1999, l’Humanité n’est plus l’« organe central du PCF », et la Fête abandonne le marteau et la faucille, se présentant plutôt comme un rassemblement de la gauche sociale et politique. En 2007, malgré le très mauvais score électoral du PCF (1,93 % des votes), la Fête attire 500 000 spectateurs : la disjonction entre les résultats du parti et le succès de son rassemblement annuel montre l’inscription de la Fête de l’Humanité dans le patrimoine culturel et politique ainsi que dans l’écosystème festivalier français.

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Notes

1 Catherine Claude, C’est la Fête de « L’Humanité », Paris, Les Éditeurs français réunis, 1977.

2 Florence Tamagne, « “C’mon everybody”. Rock ’n’ roll et identités juvéniles en France (1956-1966) », dans Ludivine Bantigny, Ivan Jablonka (dir.), Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France, XIXe -XXIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 199-212.

3 Jean-François Sirinelli, « Le coup de jeune des sixties », dans Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli (dir.), La Culture de masse en France de la Belle Époque à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002, p. 116-154.

4 Serge Berstein, « Les forces politiques : recomposition et réappropriation », dans Geneviève Dreyfus-Armand, Robert Franck, Marie-Françoise Lévy, Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Les Années 68. Le temps de la contestation, Paris, Éditions Complexes, 2008, p. 484-485.

5 Julian Mischi, Le Parti des communistes. Histoire du Parti communiste français de 1920 à nos jours, Marseille, Hors d’atteinte, 2020, p. 461-467.

6 De l’italien « mise à jour », en référence à l’adaptation à la modernité de l’Église catholique romaine lors du concile Vatican II, entre 1962 et 1965.

7 Roger Martelli, Une dispute communiste. Le Comité central d’Argenteuil sur la culture, Paris, Éditions sociales, 2017.

8 Jedediah Sklower, Le gouvernement des sens. Militantisme jeune communiste, médias et musiques populaires en France (1955-1981), Thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication sous la direction d’Éric Maigret, Université Sorbonne Nouvelle, soutenue le 11 décembre 2020, p. 71.

9 Conformément à la position soviétique. Dans l’Humanité du 24 février 1959, Maurice Thorez déclare que « la jeunesse communiste est l’enfant du Parti, son bras droit, et de même que les enfants sont l’orgueil de leurs parents, la jeunesse communiste est notre espoir et notre fierté ».

10 Marc Lazar, Maisons rouges. Les Partis communistes français et italien de la Libération à nous jours, Paris, Aubier, p. 108 et p. 398.

11 Lucien Malson, « Le raz de marée “pop” », Le Monde, 27 mars 1970.

12 Frédérique Matonti, « Nous les Garçons et les Filles. Un cas limite de réception présumée politique », dans Isabelle Charpentier (dir.), Comment sont reçues les œuvres ? Actualités des recherches en sociologie de la réception et des publics, Paris, Creaphis, 2006, p. 153-163.

13 Jean-Philippe Pénasse, « Mick Jagger et les camarades », Rue Descartes, 60-2, 2008, p. 94-105.

14 D’après Roger Martelli, Prendre sa carte, 1920-2009 : données nouvelles sur les effectifs du PCF, Bobigny/Pantin, Conseil général de la Seine-Saint-Denis/Fondation Gabriel Péri, 2002, p. 18-19.

15 Jedediah Sklower, « Le dispositif musical du Mouvement de la jeunesse communiste de France (1956-1968) : prescription culturelle et gouvernementalité militante », Territoires contemporains, 11, 2019, en ligne : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html

16 Danielle Tartakowsky, « Les fêtes partisanes », dans Alain Corbin, Noëlle Gérôme, Danielle Tartakowsky (dir.), Les Usages politiques des fêtes aux XIXe-XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 39-50, ici p. 46.

17 Serge Berstein, « Nature et fonction des cultures politiques », dans Serge Berstein (dir.), Les Cultures politiques en France, Paris, Seuil, 2003, p. 7-21, ici p. 13-14.

18 Nous empruntons cette expression à Jedediah Sklower, Le gouvernement des sens…, op. cit., p. 45.

19 Noëlle Gérôme, Danielle Tartakowsky, La Fête de L’Humanité, culture communiste, culture populaire, Paris, Messidor-Éditions Sociales, 1988, p. 116-117.

20 Allusion au Manifeste du Parti communiste (1848) de Karl Marx et Friedrich Engels ; Fils du peuple est l’autobiographie de Maurice Thorez, parue en 1937.

21 Nous les Garçons et les Filles, n° 60, septembre 1968, p. 38-43.

22 Valère Staraselski, La Fête de L’Humanité, comme un air de liberté, Paris, Cherche Midi, 2015, p. 68.

23 Le Nouveau Clarté, n° 17, novembre 1968, p. 72.

24 Eric Drott, « Music, the Fête de L’Humanité, and Demographic Change in Post-War France », dans Robert Adlington (dir.), Red Strains. Music and Communism Outside the Communist Bloc, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 229-242, ici p. 231.

25 Christian Delporte, Claude Pennetier, Jean-François Sirinelli, Serge Wolikow (dir.), L’Humanité de Jaurès à nos jours, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2004.

26 Gérard Baqué, « La Fête de L’Huma », Extra, n° 23, octobre 1972, p. 20. Le journaliste cite la conférence de presse de l’organisation.

27 Matthias Glenn, « Coco & rock à la Fête de L’Humanité. Usage politique de la musique rock et pop », Territoires contemporains, 6, 2016, en ligne : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Musique_Pouvoirs_Politiques/Matthias_Glenn.html

28 Claude Cabanes, « Les 10 000 soleils de La Courneuve », l’Humanité-Dimanche, 13 septembre 1972, p. 31.

29 « All we care about is music. We do think about [politics], but at a thing like this, there is only one thing that matters, and that is the show. That comes first... and all this bullshit comes last », cite dans le documentaire de Maria Koleva, La Fête aujourd’hui, la Fête demain (1974).

30 Patrick Callaghan, « La Fête de L’Huma », Jazz Hot, n° 254, octobre 1969, p. 7.

31 Alain Guérin, « Une enquête sur le jazz », L’Avant-Garde, n° 136, 26 janvier-3 février 1958.

32 Alain Guérin, « Au risque de », l’Humanité, 5 septembre 1969, p. 13.

33 Christophe Voilliot, « Free jazz made in France. Contribution à l’étude des dynamiques de radicalisation dans la France des années 1960 et 1970 », Politix, 120-4, 2017, p. 179-200.

34 Florence Tamagne, « L’interdiction des festivals pop au début des années 1970 : une comparaison franco-britannique », Territoires contemporains, 2012, 3, http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Festivals_societes/F_Tamagne.html.

35 Claude Fleouter, « Les festivals de pop music pourront-ils connaître le succès en France ? », Le Monde, 8 août 1970. Voir à cet égard Johanna Amar, « Festivals pop 70 en France ou “le souci de tous ceux qui voient un lanceur de bombe dans un amateur de Rock ’n’Roll” », Criminocorpus, 11, 2018, en ligne : http://journals.openedition.org/criminocorpus/3990

36 Actuel, n° 6, mars 1971, cité par Joann Elart, « Violence et non-violence dans les concerts rock ou la société française des années 1970 face à ses contradictions », Criminocorpus, 11, 2018, en ligne : http://journals.openedition.org/criminocorpus/4329

37 Gérard Baqué, « La Fête de L’Huma », Extra, n° 23, octobre 1972, p. 20.

38 Gérard Baqué, « Who à Paris », ivi, p. 34-35.

39 Jean-Claude Catala, « La chanson est-elle un passe-temps ? Entretiens avec Claude Reva, Catherine Ribeiro et Claude Vinci », L’Avant-Garde, n° 30, novembre 1972.

40 Rock & Folk, n° 44, septembre 1970.

41 L’Humanité, 11 septembre 1971.

42 Michel Legris, « Révolution et société de consommation », Le Monde, 9 septembre 1969.

43 Marie-Louise Coudert, L’Humanit��-Dimanche, 12-18 septembre 1973, p. 19.

44 Voir par exemple Le Monde, 9 septembre 1969 ou L’Express, 15-21 septembre 1969.

45 Roland Huesca, André Thomazo, la vie extraordinaire d’un homme ordinaire, Paris, Nouvelles Éditions Place, 2021.

46 La Nation, 11 septembre 1969.

47 La fête de Lutte ouvrière est créée dès juin 1971, la fête du PSU en juin 1972, la Fête de la Rose du Parti socialiste en 1973 et enfin les fêtes de Rouge (journal de la Ligue communiste), de Libération et de Politique Hebdo se tiennent en 1975.

48 La fête de LO défend pour sa part les « vrais principes d’une démocratie des travailleurs », celle de Rouge dénonce l’apolitisme conformiste du PCF et la fête du PSU critique la centralisation militaire et bolchevique de la Fête de l’Humanité, comme le rapporte Jedediah Sklower, « “Our Rebellions are also Festivals”. Fêtes Politiques and Popular Music in 1970’s France », dans Eric Drott, Noriko Manabe (dir.), Oxford Handbook of Protest Music, Oxford, Oxford University Press, à paraître.

49 Jedediah Sklower, Le gouvernement des sens…, op. cit., p. 116.

50 Jean-Paul Molinari, « Les moissons de la fête », dans Alain Corbin, Noëlle Gérôme, Danielle Tartakowsky (dir.), Les Usages politiques des fêtes…, op. cit., p. 337-347.

51 Les échecs de l’été pop 1970 sont encore dans les mémoires.

52 Jack Ralite, l’Humanité-Dimanche, 22 septembre 1971, p. 18.

53 L’Humanité, 12 août 1972.

54 Patrick Mignon, Antoine Hennion (dir.), Rock, de l’histoire au mythe, Paris, Anthropos, 1991, p. 3.

55 Jedediah Sklower, Le gouvernement des sens…, op. cit., p. 732.

56 Alain Dister, « Fête de L’Humanité », Rock & Folk, n° 57, octobre 1971, p. 66-69.

57 « La Fête de L’Humanité », journal télévisé de 20h, ORTF, 10 septembre 1972, vidéo INA, en ligne : https://www.ina.fr/video/CAF97034314/la-fete-de-l-humanite-video.html

58 Gérard Baqué, « La Fête de L’Huma », Extra, n° 23, octobre 1972, p. 20.

59 L’Humanité, 14 septembre 1970, p. 8.

60 Louisette Blanquart, « Avec la foule », l’Humanité, 14 septembre 1970, p. 8.

61 Michel Doumenc, « La folie de la musique et leur impatience », l’Humanité, 11 septembre 1972, p. 14.

62 Alain Dister, « Fête de L’Humanité », Rock & Folk, n° 57, octobre 1971, p. 66-69.

63 Gérard Baqué, « La Fête de L’Huma », art. cité.

64 En coproduction avec les Spectacles Lumbroso (1955-1990).

65 Fils de cadres régionaux du PCF, André Thomazo (1929-2017) devient ouvrier menuisier puis secrétaire du bureau national des Jeunesses communistes à partir de 1953. Il rejoint l’ALAP en 1962, à 33 ans, auprès du directeur Georges Soria puis lui succède à la présidence.

66 Roland Huesca, André Thomazo…, op. cit., p. 122.

67 L’Humanité, 8 septembre 1969, p. 8.

68 « Les mille vignettes de Limay », l’Humanité, 4 septembre 1970, p. 8.

69 « Au RDV de la jeunesse », l’Humanité, 10 septembre 1970, p. 8.

70 Laurent Salini, l’Humanité-Dimanche, 13-19 septembre 1972, p. 21-32.

71 Michel Doumenc, « La folie de la musique et leur impatience », l’Humanité, 11 septembre 1972, p. 14.

72 Jean-William Thoury, « La Fête de L’Huma. Graine de violence, 8-9 septembre 1973, La Courneuve », Extra, n° 35, novembre 1973, p. 71-72.

73 François Postif, « Sun Ra existe, je l’ai rencontré », Jazz Hot, n° 298, octobre 1973, p. 31.

74 Christian Lebrun, « Rock ’n’ Roll. Autodestruction à la Courneuve », Best, n° 64, novembre 1973, p. 20.

75 M.E., « La pop music, qu’est-ce que c’est ? », Le Monde, 15 septembre 1970.

76 Philippe Garnier, « Fête de L’Humanité », Rock & Folk, n° 81, octobre 1973, p. 66-74.

77 Denis-Constant Martin, « La Courneuve », Jazz Magazine, n° 205, novembre 1972, p. 48.

78 Philippe Garnier, « Fête de L’Humanité », Rock & Folk, n° 81, octobre 1973, p. 66-74.

79 Roland Lechene, l’Humanité, 9 septembre 1968, p. 1.

80 Gérard Baqué, « Who à Paris », Extra, n° 23, octobre 1972, p. 34-35.

81 Alain Dister, « Fête de L’Huma », Rock & Folk, n° 69, octobre 1972, p. 58-69.

82 Georges Tanret, Fête de L’Humanité 1969, Film 16 mm, 1969 48’, en ligne : https://parcours.cinearchives.org/Les-films-F%C3%8ATE-DE-L%E2%80%99HUMANIT%C3%89-1969-790-264-0-3.html

83 À 4 minutes et 10 secondes.

84 Christian Lebrun, « Fête de L’Huma », Best, n° 40, novembre 1971, p. 18.

85 Agnès Lutz, « Jeune la foule, jeune la Fête », l’Humanité, 4 septembre 1973.

86 Jean-William Thoury, « La Fête de L’Huma. Graine de violence… », art. cité.

87 Matthias Glenn, « Coco & rock à la Fête de l’Humanité...», art cité.

88 Jedediah Sklower, Le gouvernement des sens…, op. cit., p. 665.

89 Le journal de 20h, Antenne 2, 15 septembre 1991, voir archive INA en ligne : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cab91045915/georges-marchais-a-la-fete-de-l-humanite

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Table des illustrations

Titre Ill. 1. Chuck Berry sur la grande scène de la Fête de l’Humanité en 1973
Légende Archives départementales de Seine-Saint-Denis, 98FI/900464 5. Diapositive couleur ; paysage ; 24x36mm
Crédits Droits réservés-Mémoires d’Humanité
URL http://journals.openedition.org/rhc/docannexe/image/9980/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 519k
Titre Ill. 2. The Who sur la grande scène de la Fête de l’Humanité, le samedi 9 septembre 1972
Légende Archives départementales de Seine-Saint-Denis, 97FI/720014 1. Négatif noir et blanc ; paysage ; 24x36mm
Crédits Droits réservés-Jean Texier-Mémoires d’Humanité.
URL http://journals.openedition.org/rhc/docannexe/image/9980/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 1,9M
Titre Ill. 3. Foule de jeunes chevelus devant le concert de Golden Earring en 1972
Légende Archives départementales de Seine–Saint-Denis, 97FI/720018 C1. Négatif noir et blanc ; portrait ; 24x36mm
Crédits Droits réservés-Jean Texier-Mémoires d’Humanité
URL http://journals.openedition.org/rhc/docannexe/image/9980/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 406k
Titre Ill. 4. Le plan de la Fête en 1973
Légende L’Humanité-Dimanche, 5-11 septembre 1973, p. 36-37.
URL http://journals.openedition.org/rhc/docannexe/image/9980/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 820k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Malo de La Blanchardière , « Pop Music à la Fête de l’Huma (1968-1973) »Revue d’histoire culturelle [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 31 mai 2024, consulté le 25 octobre 2024. URL : http://journals.openedition.org/rhc/9980 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11ycn

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Auteur

Malo de La Blanchardière 

Ancien élève de l’École normale supérieure de Lyon et agrégé d’histoire, Malo de La Blanchardière est doctorant en histoire contemporaine à l’université Paris-Saclay et à l’université de Genève. Sa thèse porte sur les rapports entre musiques populaires et aide humanitaire entre 1971 et 2005. Cet article synthétise les apports de son mémoire de Master 2. malo.de-la-blanchardiere@universite-paris-saclay.fr 

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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