La Vache tachetée (recueil)/Le Concombre fugitif
Le concombre fugitif
Je vous dirai que j’aime les fleurs d’une passion presque monomaniaque. Les fleurs me sont des amies « silencieuses et violentes », et fidèles. Et toute joie me vient d’elles. Mais je n’aime pas les fleurs bêtes, car si blasphématoire que cela paraisse, il y a des fleurs bêtes, ou plutôt des fleurs, des pauvres fleurs à qui les horticulteurs ont communiqué leur bêtise contagieuse. Tels les bégonias, dont on fait, dans les jardins, aujourd’hui, un si douloureux étalage. Au point que toute autre fleur en est exilée, et que toute la flore semble se restreindre à cette stupide plante, dont on dirait que les pétales sont découpés à l’emporte-pièce, dans quelque indigeste navet. Pulpe grossière, artificielle couleur, formes rigides, sans une grâce, sans une fantaisie, tiges molles et gauches, sans une jolie flexion dans la brise, nul parfum ne monte d’elle, et son âme est pareille à celle des poupées : je veux dire qu’elle n’a pas d’âme, ce qui est à peine croyable. Au Mexique, où il pousse librement, on assure que le bégonia est charmant. Que ne l’a-t-on laissé là-bas !
Oh ! les jardins d’aujourd’hui, comme ils me sont hostiles ! Et quel morne ennui les attriste. À quel rôle abject de tapis d’antichambre, de mosaïque d’écurie, de couvre-pied de cocottes, les jardiniers, mosaïculteurs et cloisonneurs de pelouses, n’ont-ils pas condamné les fleurs ! Tout ce qu’elles peuvent avoir, en elles, de personnalité mystérieuse, tout ce qu’elles contiennent de symboles émouvants et de délicieuses analogies, tout l’art exquis, qui rayonne, en prodiges de formes éducatrices, de leurs calices, on s’acharne à le leur enlever. On les oblige à disparaître, taillées, rognées, ébarbées, nivelées par un criminel sécateur, dans une confusion inharmonique, dans une sorte de tissage mécanique et odieux. Elles ne sont plus tolérées dans les jardins, qu’à la condition de dire la suprême sottise du jardinier, d’étaler par des chiffres, et par des noms la richesse et la vanité du propriétaire. Les hommes exigent qu’elles descendent jusqu’à leur snobisme, jusqu’à leur vulgarité. Rien n’est triste comme des fleurs asservies.
Les fleurs que j’aime sont les fleurs de nos prairies, de nos forêts, de nos montagnes. Je vais demander à l’Amérique septentrionale la miraculeuse beauté de ses Composées, la majesté de ses hélianthes et de ses sylphiums. Au Japon, je cherche l’obscène candeur de ses lis, l’exubérante et fastueuse joie de ses pivoines, la verve folle de ses ipomées. L’Orient m’apporte toute la diversité innumérable de ses bulbes, l’extraordinaire chiffonnage de ses pavots, de ses anémones, de ses renoncules. Et que dire de la Suisse, où de chaque pente de rocher sort une merveille de vie végétale, où le caillou est hospitalier à la petite graine qui se confie à lui, où la neige couve et prépare les ardentes soirées printanières ? Quel plaisir — et je le dirai, quelque jour, ce plaisir, et je dirai aussi tout ce que les fleurs contiennent non seulement de rêve, de beauté, mais d’excitation intellectuelle et d’éducation artistique — quel plaisir de rassembler en un jardin, tous ces êtres de miracle et de leur donner la terre qu’ils aiment, l’air dont se vivifient leurs délicats organes, l’abri dont ils ont besoin, et de les laisser se développer librement, s’épanouir selon leur fantaisie admirable et dans la norme de leur bonté ; car les fleurs sont bonnes et généreuses pour qui sait les chérir.
Il y a bien longtemps que je désirais une merveilleuse plante, qui s’appelle le Sylphium albyflorum. En vain, je l’avais demandé partout, aux horticulteurs, aux collectionneurs, aux muséums, aux jardins botaniques. En vain, je l’avais réclamé de l’Angleterre, de l’Amérique, de la Belgique, et même de ce botaniste, passionné et charmant, de Genève, M. H. Correvon, qui cultive, dans ses curieux jardins de Plainpalais, tout ce que la Flore universelle peut donner de plantes révélatrices de beauté. Comme je me désolais de l’inutilité de mes recherches, quelqu’un me dit :
— Je connais un bonhomme qui l’a, peut-être, votre plante. C’est une espèce d’original, très amusant, et dont la coquetterie est de posséder des fleurs que personne ne possède. Il en a, paraît-il, d’extraordinaires ; allez le voir. Il habite Granville, et, par une prédestination singulière, son nom est : Hortus.
Le lendemain, j’étais à Granville.
Je trouvai le père Hortus dans son clos. C’était un vieux petit bonhomme, très rouge de peau, très blanc de cheveux, et qui, en manches de chemise, le chef couvert d’un chapeau de paille, en forme de tente, jouait du cornet à pistons devant un hibiscus.
— Je crois que ça y est, me dit-il, en m’apercevant… Cette fois, je le tiens, le gredin…
Et, comme je paraissais intrigué par cet accueil, le père Hortus m’expliqua :
— Voilà… Moi, je n’aime que les plantes qui font des blagues… Seulement, je suis aussi rosse qu’elles… et je les embête… Savez-vous ce que je viens de faire ?… Je viens de féconder un hibiscus. L’hibiscus déteste la musique… Eh bien ! je lui joue du cornet à pistons, juste au moment de la fécondation… Ça l’embête, ça le dérange… ça le met en rage… ça lui fait perdre la boule… et il va se féconder de travers, c’est-à-dire qu’il va me donner des graines d’où sortira une espèce de monstre cocasse, qui sera un hibiscus sans en être un, qui sera une plante comme on n’en a jamais vu…
Je le félicitai vivement de ce procédé de culture et lui expliquai le but de ma visite.
— Moi, je n’ai pas ça, me répondit le père Hortus… ou du moins je ne sais pas si je l’ai… car j’ai un tas de plantes dont je ne sais pas le nom. Mais j’ai autre chose de bien plus curieux que tous vos sylphiums… c’est le concombre fugitif… Je vais vous le montrer…
Et il m’engagea à le suivre.
L’enclos était vaste, divisé en carrés rectilignes, et traversé par de larges allées herbues. Jamais, même dans un jardin abandonné, je ne vis pareil désordre. Les plates-bandes, les planches, picturées, jamais rajeunies par la bêche ou l’humble binette, offraient l’indescriptible spectacle de plantes emmêlées les unes dans les autres, au point qu’il était impossible de les reconnaître. Et tout cela, jauni, roussi, jonchant la terre dure, disputant aux herbes folles le peu de fraîcheur resté dans le sol brûlé par le soleil.
— Ah ! vous allez rire, me dit le père Hortus…
Il s’arrêta devant une planche, se baissa, écarta quelques tiges séchées de phlox.
— C’est là ! fit-il. Ah ! c’est un concombre impayable que le concombre fugitif !… À le voir, il n’a rien de particulier… Mais dès qu’on veut le prendre… il fiche le camp… il s’en va au diable… impossible de le manier…
Le père Hortus cherchait toujours, à travers le lacis des tiges jaunies qu’il écartait d’une main brutale.
— Mais, je ne le vois pas, cet animal-là… Où est-il ?… Il est à se balader, bien sûr… C’est toujours la même chose… Quand on vient pour le voir, il n’est jamais là…
Et se tournant vers moi, il me dit :
— Est-ce curieux, tout de même !… Un concombre !… Attendons un peu, il ne va pas tarder à revenir…
Je ne savais si le père Hortus était véritablement fou, où s’il voulait me mystifier, et je me disposais à interrompre ma visite, quand, tout à coup, le bonhomme se précipitant à plat ventre, dans la planche de fleurs, cria :
— Ah ! Gredin ! Ah ! Misérable !
Et je vis sa main noueuse cherchant à étreindre quelque chose qui fuyait devant elle, quelque chose de long, de rond et de vert qui ressemblait, en effet, à un concombre, et qui, sautant à petits bonds, insaisissable et diabolique, disparut, soudain, derrière une touffe…