Henri Lacordaire
Jean-Baptiste Henri Lacordaire, en religion le Père Henri-Dominique Lacordaire, né le 12 mai 1802 à Recey-sur-Ource (Côte-d'Or), décédé le 21 novembre 1861 à Sorèze (Tarn), était un religieux, prédicateur, journaliste et homme politique français. Restaurateur en France de l'Ordre des Prêcheurs (dominicains), il est considéré aujourd'hui comme l'un des précurseurs du catholicisme moderne.
Biographie
Jeunesse et formation
Fils d'un ancien médecin de la marine, Henri Lacordaire fut élevé à Dijon par sa mère, Anne Dugied, fille d'un avocat au parlement de Bourgogne, précocement veuve. Il avait trois frères, dont l'un fut l'entomologiste Théodore Lacordaire. Bien que né dans la foi catholique, il s'en éloigna pendant ses études au lycée de Dijon. Il étudia ensuite le droit, se destinant à la carrière d'avocat, et se signala par ses qualités d'orateur au sein de la Société d'études de Dijon, un cercle politique et littéraire réunissant la jeunesse royaliste de la ville, où il découvrit les théories ultramontaines de Bonald, de Maistre, Félicité de Lamennais. Sous leur influence, Lacordaire renonça peu à peu aux idées des encyclopédistes et au rousseauisme, conservant cependant un amour profond et sincère de la liberté et des idéaux révolutionnaires de 1789.
En 1822, il partit pour Paris afin d'effectuer son stage d'avocat. Grâce à l'appui du président Riambourg, un ami de sa famille, il entra chez M. Mourre, procureur général. Bien que trop jeune selon la loi pour plaider, il passa outre, et plaida avec succès à plusieurs reprises en cour d'assises, suscitant l'intérêt du grand avocat libéral Berryer. Cependant, malgré les perspectives d'une carrière brillante, il s'ennuyait et se sentait isolé à Paris, dont les distractions ne le séduisaient guère. À l'issue d'une longue période de doutes et d'interrogations, il se convertit au printemps 1824, et décida aussitôt d'être prêtre.
Grâce au soutien de Monseigneur de Quélen, l'archevêque de Paris, qui lui accorda une bourse, et malgré les fortes réticences de sa mère et de ses amis, il entra le 12 mai 1824 au séminaire Saint-Sulpice, à Issy puis, à partir de 1826, à Paris, où l'enseignement, d'une qualité généralement médiocre, ne convenait guère à sa formation antérieure, à son caractère et à ses idées libérales. Il écrivit même plus tard que : « Ceux qui se souviennent de m'avoir observé au séminaire, savent qu'ils ont eu plusieurs fois la tentation de me prendre pour un fou. » Son expérience de séminariste inspira Sainte-Beuve, pour son roman Volupté. À Saint-Sulpice, il se lia avec le duc de Rohan-Chabot, futur cardinal-archevêque de Besançon, qui lui conseilla d'entrer dans la Compagnie de Jésus. Finalement, grâce à son insistance, et après de longues hésitations de ses supérieurs, il fut ordonné prêtre le 22 septembre 1827 par Monseigneur de Quélen. Celui-ci, après avoir songé à le nommer à la Madeleine ou à Saint-Sulpice, lui confia finalement la modeste tâche de chapelain d'un couvent de visitandines, et, l'année suivante, la charge de second aumônier du lycée Henri IV. Cette expérience confirma à ses yeux l'inéluctable déchristianisation de la jeunesse française confiée à l'enseignement public, dont lui-même avait fait partie.
Lamennais, Montalembert, l'Avenir et le catholicisme libéral
En mai 1830, il fut invité par l'abbé Félicité de Lamennais, alors l'un des maîtres à penser de la jeunesse catholique française, dans sa propriété bretonne de La Chênaie. Longtemps réticent à l'égard de l'intransigeance de Lamennais, Henri Lacordaire fut finalement séduit par son enthousiasme et ses idées ultramontaines et libérales. À cette époque, il songea à partir aux États-Unis, comme missionnaire. Les événements de 1830 le retinrent en France. Avec Lamennais, l'abbé Gerbet, et le jeune vicomte Charles de Montalembert, qui devint l'un de ses plus proches amis, ils choisirent de se rallier à la révolution de Juillet, en exigeant l'application intégrale de la Charte de 1830, de soutenir les révolutions étrangères (en Pologne, en Belgique, en Italie), et lancèrent, le 18 octobre 1830, le journal l'Avenir, dont la devise était « Dieu et la liberté ! ». Dans un contexte révolutionnaire majoritairement anticlérical, le journal mariait audacieusement ultramontanisme (défense de la souveraineté absolue du pape en matière religieuse) et libéralisme, aspirations démocratiques et catholicisme.
Le 7 décembre 1830, les rédacteurs de l'Avenir résumaient ainsi leurs revendications :
« Nous demandons premièrement la liberté de conscience ou la liberté de religion, pleine, universelle, sans distinction comme sans privilège ; et par conséquent, en ce qui nous touche, nous catholiques, la totale séparation de l'Église et de l'État [...] Cette séparation nécessaire, et sans laquelle il n'existerait pour les catholiques nulle liberté religieuse, implique, d'une part, la suppression du budget ecclésiastique, et nous l'avons hautement reconnu ; d'une autre part, l'indépendance absolue du clergé dans l'ordre spirituel [...] De même qu'il ne peut y avoir aujourd'hui rien de religieux dans la politique, il ne doit y avoir rien de politique dans la religion. »
« Nous demandons, en second lieu, la liberté d'enseignement, parce qu'elle est de droit naturel et, pour ainsi dire, la première liberté de la famille ; parce qu' il n'existe sans elle ni de liberté religieuse, ni de liberté d'opinions... »
Parmi les autres revendications figuraient la liberté de la presse, la liberté d'association, la généralisation du principe électif.
Lacordaire se signala en particulier par des articles demandant la liberté d'expression et la liberté de la presse, la liberté de l'enseignement, contre le monopole de l'Université, s'opposant à Montalivet, le ministre de l'Instruction publique et des cultes. Mais il fut surtout véhément pour exiger la séparation de l'Église et de l'État. Ainsi, il appela les prêtres français à refuser le salaire qui leur était versé par le gouvernement, et exalta la pauvreté du clergé. Le 15 novembre 1830, il s'exclamait : « Nous sommes payés par nos ennemis, par ceux qui nous regardent comme des hypocrites ou des imbéciles, et qui sont persuadés que notre vie tient à leur argent [...] La liberté ne se donne pas, elle se prend. » Ces revendications, les nombreuses attaques contre les évêques nommés par le nouveau gouvernement, qualifiés d'« ambitieux et serviles », la virulence des auteurs, particulièrement Lamennais et Lacordaire, provoquèrent le scandale auprès de l'épiscopat français, majoritairement gallican et conservateur, et les évêques français intentèrent un procès aux rédacteurs de l' Avenir. En janvier 1831, Lamennais et Lacordaire durent se défendre devant la justice et obtinrent un acquittement triomphal.
Afin de défendre la liberté de l'enseignement, en-dehors du contrôle de l'Université, conformément à leur interprétation de la Charte de 1830, les rédacteurs de l'Avenir fondèrent en décembre 1830 l'Agence générale pour la défense de la liberté religieuse, et, le 9 mai 1831, Lacordaire, Montalembert et de Coux ouvrirent une école libre, rue des Beaux-Arts, qui fut fermée par la police deux jours plus tard. Après un procès retentissant devant la Chambre des pairs, où Lacordaire se défendit lui-même, qui s'acheva par la condamnation de cette initiative et la fermeture définitive de l'école, l'Avenir fut suspendu par ses fondateurs le 15 novembre 1831. Le 30 décembre, Lacordaire, Lamennais et Montalembert, les « pèlerins de la liberté », se rendirent à Rome, afin d'en appeler au jugement du pape Grégoire XVI, auquel il présentèrent un Mémoire rédigé par Lacordaire. D'abord confiants, il déchantèrent vite face à l'accueil réservé qui leur fut accordé. Le 15 août 1832, le pape, sans les nommer, condamna leurs idées par l'encyclique Mirari Vos, notamment les revendications portant sur la liberté de conscience et la liberté de la presse. Avant même cette condamnation, Lacordaire se sépara de ses compagnons, et retourna à Paris où il reprit ses fonctions d'aumônier des visitandines.
Le 11 septembre, il publia une lettre de soumission au jugement du pape. Il usa de toute sa force de persuasion pour convaincre Montalembert, d'abord rétif, de le suivre dans sa soumission. En 1834, il acheva de désavouer Lamennais, condamné après la publication des Paroles d'un Croyant (encyclique Singulari Nos), par ses Considérations sur le système philosophique de M. de La Mennais, ouvrage dans lequel Lacordaire évoquait sa déception face aux conséquences de la révolution de 1830, et proclamait sa fidélité à l'Église de Rome. Il y condamnait l' « orgueil » de Lamennais, et le taxait de « protestantisme », l'accusant d'avoir voulu placer l'autorité du genre humain au-dessus de celle de l'Église.
En janvier 1833, il rencontra pour la première fois Madame Swetchine, femme de lettres russe convertie au catholicisme, tenant un salon célèbre à Paris, que fréquentaient aussi Montalembert, le comte de Falloux, ou l'abbé Félix Dupanloup. Il développa avec Madame Swetchine une relation à la fois filiale et amicale, à travers une correspondance considérable.
Un prédicateur talentueux
En janvier 1834, sur la proposition du jeune Frédéric Ozanam, le fondateur de l'œuvre charitable des Conférences de Saint-Vincent de Paul, qu'il connaissait depuis peu, l'abbé Lacordaire commença une série de conférences au collège Stanislas, qui rencontrèrent un très grand succès, au-delà même des étudiants. Mais l'omniprésence dans ces discours du thème de la liberté, qu'on soupçonna de pervertir la jeunesse, déclencha des critiques. Les conférences furent donc suspendues.
Cependant, Monseigneur de Quélen, l'archevêque de Paris, affirma son soutien à Lacordaire, et lui demanda de prêcher en 1835 pour le Carême à la cathédrale Notre-Dame de Paris, dans le cadre des Conférences de Notre-Dame, spécialement destinées à l'initiation de la jeunesse au christianisme, elles aussi fondées à la demande d'Ozanam. La première conférence de Lacordaire eut lieu le 8 mars 1835. En raison du succès immédiat rencontré par ses prédications, il poursuivit l'expérience l'année suivante. De fait, les Conférences de Notre-Dame de Lacordaire, où celui-ci mêlait avec exaltation religion, philosophie, poésie, représentaient un renouvellement original de l'éloquence sacrée traditionnelle.
Mais en 1836, face tant au succès considérable qu'aux attaques violentes dont il était l'objet, notamment sur ses faiblesses théologiques, et après le décès de sa mère, Lacordaire, conscient de la nécessité pour lui d'acquérir des connaissances plus solides, ainsi que des soutiens plus fermes, se retira à Rome, où il étudia alors chez les jésuites. Il y publia sa Lettre sur le Saint-Siège, où il réaffirmait avec force ses positions ultramontaines, insistant sur la primauté du pape, pontife romain, « dépositaire un et permanent, [...] organe suprême de la parole évangélique et source inviolable de la communion universelle » sur les évêques. Ce texte le brouilla avec Monseigneur de Quélen, gallican sincère.
Le rétablissement de l'Ordre des Prêcheurs en France
En 1837, conforté par l'exemple de dom Guéranger et de la restauration des bénédictins, Lacordaire surmonta ses réticences initiales, la peur d'aliéner sa liberté sous la règle d'un ordre religieux, et résolut d'entrer chez les dominicains, dont il décida de rétablir l'ordre en France. En effet, l'Ordre des Prêcheurs, créé en 1215 par Dominique de Guzmán, avait été supprimé en France en 1790. Henri Lacordaire choisit cet ordre médiéval en raison de la vocation de l'ordre dominicain, qui est d'enseigner et de prêcher, afin de renouveler de l'intérieur et de rechristianiser la société de son temps. La souplesse des constitutions de l'Ordre, son organisation interne démocratique et élective, sa « flexibilité incroyable »[1], l'avaient également séduit. Enfin, pour lui, l'appartenance à un tel ordre offrait une grande liberté à l'égard de l'épiscopat français, de ses querelles et prises de positions politiques.
Dans cette entreprise de restauration, Lacordaire fut soutenu par le pape Grégoire XVI, et par le maître général des dominicains, le Père Ancarani, qui lui offrit l'usage du couvent romain de Sainte-Sabine, pour établir le premier noviciat des dominicains français. En septembre 1838, Lacordaire retourna en France, afin de trouver des candidats au noviciat, et des soutiens dans sa démarche. Il passa à cet effet une annonce dans le journal l'Univers, et, dans son Mémoire pour le rétablissement en France des Frères Prêcheurs (1839), largement diffusé, en appela avec éloquence, et d'une manière extrêmement moderne, à l'opinion publique, au peuple français, et à son respect des droits de l'homme, pour soutenir la liberté religieuse et la liberté d'association.
Le Mémoire commençait ainsi :
« Mon pays,
Pendant que vous poursuivez avec joie et douleur la formation de la société moderne, un de vos enfants nouveaux, chrétien par la foi, prêtre par l'onction traditionnelle de l'Église catholique, vient réclamer de vous sa part dans les libertés que vous avez conquises, et que lui-même a payées [...] Je m'adresse à une autorité qui est la reine du monde, qui de temps immémorial, a proscrit les lois, en a fait d'autres, de qui les chartes elles-mêmes dépendent, et dont les arrêts, méconnus un jour, finissent tôt ou tard par s'exécuter. C'est à l'opinion publique que je demande protection et je la demande contre elle-même, s'il en est besoin. »
Pour démontrer l'inutilité de la législation anti-religieuse mise en place par les révolutionnaires français, Lacordaire y soulignait les évolutions de la vie religieuse, montrant qu'au XIXe siècle, il était désormais inconcevable d'entrer dans les ordres sous la contrainte, contrairement aux pratiques qui avaient eu cours avant la Révolution française. D'autre part, selon lui, les vœux religieux ne s'opposaient pas aux principes fondateurs de la Révolution : d'abord, le vœu d'obéissance n'était que la plus haute expression de la liberté, en tant qu'il s'agissait de l'obéissance consentie à des supérieurs librement élus, dont les décisions étaient strictement bornées par les statuts de l'Ordre, évitant ainsi tout abus de pouvoir. Quant au vœu de pauvreté, il rejoignait selon lui les idéaux révolutionnaires d'égalité et de fraternité.
Le 9 avril 1839, Henri Lacordaire prit l'habit dominicain au couvent de la Minerve, à Rome, et reçut alors le nom de Dominique. Un an plus tard, le 12 avril 1840, après une année de noviciat à La Quercia, près de Viterbe, durant laquelle il écrivit sa Vie de saint Dominique, il prononça ses vœux à la Minerve. Il poursuivit ensuite ses études de théologie à Sainte-Sabine, où son portrait fut peint par Théodore Chassériau, portrait parfois considéré comme l'un des chefs-d'œuvre de son auteur. À propos de cette œuvre, Lacordaire écrivit alors à Madame Swetchine que : « M. Chassériau, jeune peintre de talent, m'a demandé avec instance de faire mon portrait. Il m'a peint en dominicain, sous le cloître de Sainte-Sabine ; on est généralement satisfait de cette peinture, quoiqu'elle me donne un aspect un peu austère. »[2]
En 1841, il retourna en France, portant l'habit dominicain, théoriquement illégal selon les lois révolutionnaires, et, le 14 février 1841, prêcha avec succès à Notre-Dame. Continuant ses prédications à Paris, et à travers toute la France, Lacordaire entreprit la fondation de plusieurs couvents : la première maison de la restauration de l'Ordre en France fut établie à Nancy en 1843, suivie du noviciat à Chalais en 1844, et, en 1849, d'une maison à Paris, dans l'ancien couvent des Carmes. À cette époque, Lacordaire exerça également une influence importante sur Jean-Charles Prince et Joseph-Sabin Raymond, deux religieux canadiens qui sont à l'origine de l'arrivée des dominicains au Canada.
En 1850, la province dominicaine de France fut officiellement rétablie, sous la direction du Père Henri-Dominique Lacordaire, élu supérieur provincial. Il se heurta rapidement au Père Alexandre Jandel, l'un de ses premiers compagnons. En effet, en 1850, Alexandre Jandel fut nommé vicaire général de l'Ordre pour succéder au Père Ancarani par le pape Pie IX, admiratif de la rigueur des dominicains français. Jandel était favorable à une interprétation sévère des constitutions dominicaines médiévales et s'opposa à la vision plus libérale de Lacordaire. Le conflit éclata en 1852, à propos de l'horaire des matines, l'office de nuit, dans les couvents, et d'une manière générale, sur le confort et les dispenses à accorder aux frères. En effet, selon Lacordaire, qui s'appliquait par ailleurs à lui-même une discipline extrêmement sévère, la vie monastique devait être subordonnée au devoir de prédication et d'enseignement, et ne devait pas contraindre la liberté des frères dominicains. En 1855, le pape affirma publiquement son soutien à Jandel en le nommant maître général de l'ordre dominicain, tandis que Lacordaire, retiré alors de l'administration de la province de France, fut réélu à sa tête en 1858.
Les dernières années
La fin de la vie du Père Lacordaire fut assombrie par ces controverses, et par les déceptions de la vie politique. En effet, depuis longtemps hostile à la monarchie de Juillet, il soutint avec enthousiasme la révolution française de 1848, se rallia au régime républicain, et lança avec Frédéric Ozanam et l'abbé Maret un nouveau journal, l'Ère nouvelle, dont les objectifs étaient « de rassurer les catholiques et de les aider à l'acceptation du régime nouveau [...], d'obtenir pour l'Église des libertés nécessaires qui lui étaient obstinément refusées depuis cinquante ans, enfin un acheminement à une meilleure distribution des éléments sociaux, en arrachant à une classe trop prépondérante la domination exclusive des intérêts, des idées et des mœurs. »[3]. Ce programme mêlait le catholicisme libéral traditionnel (défense de la liberté de conscience et d'enseignement), et le catholicisme social défendu par Frédéric Ozanam.
Après une campagne électorale tulmutueuse, Lacordaire fut élu député de l'Assemblée nationale constituante par l'électorat de Marseille. Favorable à la République, il siégea à l'extrême gauche de l'Assemblée, mais démissionna très vite - le 17 mai 1848 - suite aux émeutes ouvrières et à l'invasion de l'Assemblée nationale par les émeutiers, le 15 mai. Il expliqua ainsi son comportement :
« J'estimai dans la révolution de 1848 un acte de haute justice. [...] Je pensai que l'essai de la forme républicaine était possible en France dans des conditions meilleures qu'en 1792. J'acceptai sincèrement cet essai. [...] Ce fut dans cette même pensée que j'entrai à l'Assemblée nationale, et que je m'assis à l'extrême gauche, afin de donner immédiatement un signe de mon adhésion au genre de gouvernement que la force des choses venait d'imposer à la France. [...] Le 15 mai ébranla jusqu'au fond mes espérances. Il m'a révélé des projets et des passions qui devaient infailliblement aboutir à la guerre civile, à une lutte profonde, inévitable, acharnée, où l'extrême gauche jouerait un rôle dont je ne voulais pour rien au monde prendre la responsabilité. [...] Les partis monarchiques relevaient la tête ; je ne voulais pas les servir, je ne le pouvais pas sans compromettre la religion. J'aimai mieux me retirer. »[4]
Déçu par le régime républicain, et en désaccord avec les options choisies par l'Ère Nouvelle, il quitta la direction du journal le 2 septembre, tout en continuant à le soutenir.
Plutôt favorable à la révolution italienne de 1848, au prix même de l'invasion des États pontificaux, (« Nous ne devons point trop nous alarmer de la chute possible de Pie IX »[5], écrit-il alors à Montalembert), il se retira définitivement de la vie publique à la suite du coup d'État du 2 décembre 1851, pour se consacrer à l'éducation de la jeunesse. C'est ainsi qu'il accepta en juillet 1852 la direction d'un collège à Oullins, près de Lyon, puis à l'école de Sorèze, dans le Tarn en 1854.
Enfin, le 2 février 1860, il fut élu par 21 voix membre de l'Académie française, au fauteuil 18, en remplacement du comte Alexis de Tocqueville, dont il prononça l'éloge. Encouragé par les opposants au régime impérial, parrainé par Montalembert et Berryer, reçu par Guizot, il accepta alors de ne pas évoquer la politique italienne controversée de Napoléon III. La réception de Lacordaire à l'Académie fut un véritable événement politique et mondain. Malgré les opinions politiques du nouvel académicien, elle eut lieu en la présence de l'impératrice Eugénie et de la princesse Mathilde. Lacordaire ne siégea qu'une fois à l'Académie, et mourut le 21 novembre 1861 à Sorèze, où il fut inhumé.
Henri Lacordaire, « religieux pénitent et libéral impénitent »
Un orateur romantique
Au XIXe siècle, Lacordaire fut surtout apprécié de ses contemporains pour ses qualités de prédicateur. En effet, à travers ses conférences à Stanislas puis à Notre-Dame, ses oraisons funèbres et discours, il se livra à un profond renouvellement du genre sclérosé de l'éloquence sacrée, dans la lignée du romantisme catholique de Chateaubriand ou de Lamennais.
Dans les Conférences, le but d'Henri Lacordaire était avant tout de faire une apologie du christianisme, « une apparition de la vérité dans les âmes tourmentées », et pas un exposé théologique abstrait. À propos des Conférences, il déclara ainsi : « Il me sembla qu'il ne fallait partir ni de la métaphysique, ni de l'histoire, mais prendre pied sur le sol même de la réalité vivante et y chercher les traces de Dieu. »[6] Pour démontrer la crédibilité des doctrines catholiques, Lacordaire avait donc recours à de nombreuses références extérieures au dogme, tirées de l'histoire, de la psychologie, de la philosophie, de la poésie et la littérature, reprenant ainsi les références idéologiques et intellectuelles de son auditoire, la jeunesse catholique romantique.
En outre, il prononçait ses discours avec expressivité et un enthousiasme communicatif (voire avec exaltation), insistant sur les notions qui le passionnaient ainsi que son public, celles de liberté, de patriotisme, de don de soi et de sens du sacrifice. À la lecture, le style d'Henri Lacordaire, destiné à une expression orale dans un contexte bien particulier peut donc aujourd'hui sembler confus, plein d'emphase, et le contenu manquer de fond théologique. C'est pourquoi, plus que ses qualités d'orateur, ce sont ses intuitions sur la compatibilité entre catholicisme, libéralisme et démocratie, qui rendent cet homme et son parcours intellectuel et politique particulièrement remarquables.
Révolution, catholicisme et libéralisme
Selon son ami Henri Perreyve, « passionné de la justice, de la liberté, du progrès des hommes et ne séparant pas de ces grandes causes la cause de Dieu et de son Église »[7], Henri Lacordaire ne dissociait pas une foi catholique profonde et la croyance dans le progrès et la liberté humaine (selon lui, « c’est l’Évangile qui a fondé la liberté dans le monde, qui a déclaré les hommes égaux devant Dieu, qui a prêché les idées et les œuvres de fraternité. »). Cet amour de la liberté, antérieur chez lui à sa foi catholique, allait de pair avec une grande tendresse pour les hommes de son temps, du XIXe siècle : proclamant « la nécessité d'estimer son siècle »[8], il se distinguait donc de nombreux auteurs catholiques romantiques qui le rejetaient pour exalter avec nostalgie un passé mythique.
Issu de la bourgeoisie révolutionnaire (fils d'un médecin militaire, petit-fils d'un avocat), il en partageait en effet de nombreux idéaux, et notamment la foi dans la modernité et le progrès, ainsi qu'une vision globalement positive de la geste révolutionnaire. Contrairement aux notables de son siècle, Henri Lacordaire considérait, sous certaines conditions et tout en réprouvant la violence physique, que de l'insurrection populaire pouvait sortir l'amélioration de la condition humaine. Face au comte de Montalembert, aristocrate libéral, son ami, Lacordaire, sans être pour autant républicain de conviction, montrait des idées politiques avancées, très choquantes pour la grande bourgeoisie catholique française qu'il côtoyait.
Ces convictions expliquent pour une large part son attitude controversée pendant la révolution de 1848. Elle provoqua, de manière temporaire, l'incompréhension et le rejet de Lacordaire par ses amis les plus proches eux-mêmes (Montalembert, Madame Swetchine), et l'embarras de la plupart de ses biographes jusqu'au milieu du XXe siècle. Face à cette réprobation générale, il affirma alors « croire que l'avènement de la société moderne était voulu de Dieu » et justifia les aspirations démocratiques de ses contemporains : « Quel danger y a-t-il à ce que quelques catholiques penchent un peu vivement vers la forme démocratique ? Qui sait si ce n'est pas là l'avenir de l'Europe ? »[9]
Paradoxalement, la réputation sulfureuse d'Henri Lacordaire lui ouvrit finalement les portes de l'Académie française. Sa candidature fut en effet soutenue par les opposants au régime impérial, tant les libéraux (Montalembert, Berryer, Barante, Guizot, Falloux, Lamartine...) que les cléricaux, comme Thiers ou Dupanloup, qui lui reprochaient cependant pour certains des idées trop « piémontistes ».
Citations
- « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit », 52e Conférence de Notre-Dame, 1848.
- « La liberté n'est possible que dans un pays où le droit l'emporte sur les passions. »
- « Être libre, c'est se posséder soi-même. »
- « Partout où l'homme veut se vendre, il trouve des acheteurs. »
- « Tout ce qui s'est fait de grand dans le monde, s'est fait au cri du devoir ; tout ce qui s'y est fait de misérable s'est fait au nom de l'intérêt. »
- « L'histoire, ce riche trésor des déshonneurs de l'homme. »
- « Le peuple juif a été l'historien, le jurisconsulte, le sage, le poète de l'humanité », 41e Conférence de Notre-Dame, 1846.
- « Il faut savoir beaucoup pardonner quand on gouverne les hommes. »
- « L'égoïsme consiste à faire son bonheur du malheur de tous », 50e Conférence de Notre-Dame, 1848.
- « L'injustice appelle l'injustice ; la violence engendre la violence. »
- « Le bonheur est la vocation de l'homme », 50e Conférence de Notre-Dame, 1848.
Notes
- Lettre à Charles de Montalembert, 4 octobre 1838.
- Lettre à Madame Swetchine, 28 novembre 1840.
- Frédéric Ozanam, 1853.
- Lettre à l'abbé Maret, 21 septembre 1848.
- Lettre à Charles de Montalembert, 19 janvier 1848.
- 73e Conférence de Notre-Dame, 1851.
- Lettre d'Henri Perreyve à Charles de Montalembert, 22 novembre 1861.
- Lettre à Charles de Montalembert, 21 décembre 1839.
- Lettres à Charles de Montalembert, 17 février 1848 et 7 novembre 1848.
Voir aussi
Articles connexes
Œuvres d'Henri Lacordaire
Correspondance
Pour l'étude de la correspondance de Lacordaire avant 1840, l'outil de base est :
- Correspondance : répertoire. Tome I, 1816-1839 ; établi par Guy Bedouelle et Christoph-Alois Martin, éd. du Cerf, Paris ; éd. universitaires, Fribourg, 2001. (ISBN 2-204-06926-4) ; (ISBN 2-8271-0835-6)
Les références suivantes permettent d'avoir accès en partie à la correspondance de Lacordaire postérieure à 1840 :
- Correspondance du R. P. Lacordaire et de Mme Swetchine, publiée par le Cte de Falloux, Didier, Paris, 1864.
- Lacordaire, Montalembert : Correspondance inédite : 1830-1861 ; textes réunis, classés et annotés par Louis Le Guillou ; révision du texte et des notes par André Duval ; préf. de José Cabanis, éd. du Cerf, Paris, 1989 (ISBN 2-204-02899-1)
Conférences, écrits religieux et polémiques
La plupart des écrits de Lacordaire sont présents dans ses œuvres complètes, éditées en 1872, consultables en ligne sur Gallica.
- Sainte Marie-Madeleine, éd. du Cerf, Paris, 2005. (ISBN 2-204-07894-8)
- Le Testament du P. Lacordaire publié par le comte de Montalembert, C. Douniol, Paris, 1870.
- Œuvres du R. P. Henri-Dominique Lacordaire, Poussielgue frères, Paris, 1872. - 9 vol.
- Comprend : Vie de saint Dominique. ; II. Conférences de Notre-Dame de Paris. T. I. Années 1835, 1836, 1843 ; III. Conférences de Notre-Dame de Paris. T. II. Années 1844, 1845 ; IV. Conférences de Notre-Dame de Paris. T. III. Années 1846, 1848 ; V. Conférences de Notre-Dame de Paris. T. IV. Années 1849, 1850 ; VI. Conférences de Notre-Dame de Paris et Conférences de Toulouse. T. V. Années 1851, 1854 ; VII. Œuvres philosophiques et politiques ; VIII. Notices et panégyriques ; IX. Mélanges
Bibliographie indicative
- (en) Peter M. Batts, Henri-Dominique Lacordaire's re-establishment of the Dominican Order in nineteenth-century France, E. Mellen, 2004 (ISBN 0-7734-6393-3) ;
- Guy Bedouelle (dir.), Lacordaire, son pays, ses amis et la liberté des ordres religieux, éd. du Cerf, Paris, 1991 (ISBN 2-204-04259-5) ;
- Bernard Bonvin, Lacordaire-Jandel : la restauration de l'Ordre dominicain en France après la Révolution, écartelée entre deux visions du monde, éd. du Cerf, Paris, 1989 (ISBN 2-204-04042-8) ;
- Marie-Odile Munier (dir.), Lacordaire et quelques autres, religion et politique, Presses de l'Université des sciences sociales de Toulouse, Toulouse, 2003 (ISBN 2-909628-88-4).
Lien externe
Fiche biographique consacrée à Henri Lacordaire sur le site de l'Académie française