1Les perspectives à long terme du changement climatique (montée du niveau marin, hausse de l’intensité et de la fréquence des événements climatiques) rendent les questionnements sur la vulnérabilité des sociétés littorales face aux phénomènes d’érosion et de submersion marine de plus en plus vifs. Espaces de convoitise, les littoraux sont soumis à des pressions démographique et foncière grandissantes. Ils abritent d’importants enjeux sociaux, touristiques, économiques et environnementaux délicats à concilier lorsqu’il s’agit de constituer une stratégie de défense contre les aléas météo-marins [Dolique 1999]. En France métropolitaine, plus de 6 millions de personnes résident sur les côtes [INSEE & SOeS 2006], et un quart d’entre elles est soumis à des processus d’érosion. Environ 7 000 km² de zones basses sont également susceptibles d’être inondées en l’absence des ouvrages de protection existants [MEDDE 2014].
2Dans ce contexte, la façon de concevoir la gestion des risques côtiers, notamment par la protection et l’aménagement, est bouleversée. Si Vincent Bawedin notait déjà en 2013 les marques d’une « nouvelle gouvernance en France intégrant l’élément marin » [Bawedin 2013] à travers des cas de dépoldérisation [Goeldner-Gianella & Bertrand 2013], force est de constater que les méthodes alternatives à la défense dure (digues, enrochements) comme le recul stratégique restent difficiles à mettre en œuvre [CGEDD, IGA, & IGF 2019], tant elles suscitent des questionnements et des logiques de pensée antagonistes. Le recul stratégique (ou recomposition spatiale plus récemment) prévoit la relocalisation des personnes, des activités et des biens en-dehors des zones vulnérables et soulève de nombreuses questions d’ordre financier, temporel et spatial [André & al. 2015, Mineo-Kleiner & Meur-Férec 2016]. Cette stratégie est encouragée depuis 2012 par l’État à travers la Stratégie Nationale de Gestion Intégrée du Trait de Côte (SNGITC) sur laquelle repose, en partie, la politique de gestion des risques côtiers en France.
3L’article propose une approche centrée sur les acteurs pour étudier la transmission d’une innovation pensée à l’échelle nationale, jusqu’au local. Il s’agit d’étudier comment les élus et les professionnels du risque et de l’aménagement du territoire de deux territoires littoraux, la Camargue et la Normandie, conçoivent le recul stratégique, à travers les résultats d’un dispositif de simulation participative [Etienne 2010, Becu 2020]. Quelle est la réception sociale d’une telle politique et quels en sont les facteurs déterminants ?
4Le dispositif développé lors d’ateliers participatifs dans le cadre du projet LittoSIM-GEN1 est brièvement présenté dans la première partie2, ainsi que la notion de réception sociale et la méthodologie d’enquête. La deuxième partie présente une analyse des principaux facteurs de réception du recul stratégique qui émergent de l’analyse des actions de jeu. Enfin, la troisième partie, propose une analyse davantage territoriale des composantes de la réception sociale pour chaque territoire d’étude.
5L’étude repose sur l’évaluation de la démarche LittoSIM qui vise à mettre en situation de réflexion prospective et collective des acteurs de la gestion du risque de submersion marine [Amalric & al. 2017], à des échelles allant de la commune, à l’intercommunalité et aux projets de territoires comme l’échelle d’un schéma de cohérence territoriale, d’aménagement et de gestion des eaux ou bien d’un système d’endiguement par exemple. Élus locaux et professionnels de la gestion de l’eau, des risques côtiers, de l’aménagement territorial ou encore de la gestion de l’environnement sont réunis quelques heures lors d’un atelier pour tester, au travers de ce dispositif qui hybride le jeu de rôles et la simulation informatique, diverses stratégies de gestion d’aménagement et de protection du territoire face à un risque de submersion. La prise en compte du changement climatique dans la gestion du risque est intégrée à travers la scénarisation de l’atelier et une fréquence accrue des différentes submersions qui rythment la simulation.
6Les 8 à 12 participants par atelier sont répartis en quatre équipes ayant chacune la gestion d’une commune via une tablette numérique. Localisées sur le même territoire, les communes se différencient selon leur exposition au risque, leur population, leur capacité financière ou encore leur système de défense. Les participants peuvent élaborer plusieurs types d’actions de gestion durant une dizaine de tours : entretien et construction de digues, défense douce, recul stratégique, adaptation de l’habitat… La partie débute par un premier épisode de submersion et trois autres submersions d’intensité variable (faible, moyenne ou forte) sont déclenchées au fil des tours. Les surfaces submergées et les conséquences des choix de gestion, opérés à plusieurs ou non, sont observés. Au fur et à mesure de l’avancement des tours, la scénarisation de l’atelier invite les joueurs à mettre en place des stratégies collectives associant les différentes communes. L’objectif du dispositif est de favoriser l’expérimentation des stratégies alternatives à la défense en dure, en visant la construction de stratégies communes. L’expérience, située à la croisée du jeu et de la réalité, est utilisée ici pour éclairer la teneur des positions sur le recul stratégique.
7La réception sociale est choisie comme cadre pour analyser les rapports qu’entretiennent les participants aux ateliers LittoSIM, aux modes de gestion du risque. Notion afférente de l’acceptabilité sociale [Amalric & al. 2015], la réception s’intéresse aux positionnements des individus et des groupes vis-à-vis d’un objet tel qu’un projet d’aménagement, une technologie ou encore une politique [Amalric 2019]. Elle vise à révéler au mieux la variété des formes de réponse possibles, au-delà d’une dichotomie acceptation/refus, et cherche à identifier comment ces formes de réception se constituent.
8La réception sociale intègre dans l’analyse des dimensions variables : des facteurs subjectifs (information et connaissance, représentations, aspirations personnelles, etc.) ; des facteurs exogènes relatifs à la politique du territoire et aux jeux d’acteurs qui s’y exercent, à l’environnement et au milieu d’implantation du projet, aux pratiques et usages sur le territoire ; et des facteurs liés au projet en tant que tel (son contenu, des paramètres techniques, les intentions de ses porteurs, la façon dont le message est délivré). L’approche par la réception considère ainsi l’ensemble des « dimensions de l’action » [Amalric 2019], bien qu’une seule étude soit insuffisante pour toutes les couvrir [Batellier 2015].
- 3 Les termes de réception ou d’acceptabilité sociales ne sont pas présents dans toutes les études cit (...)
- 4 Dix enquêtes menées en France pour mesurer l’acceptabilité sociale de différents types de populatio (...)
9Dans le domaine de la gestion des risques côtiers et de l’adaptation au changement climatique, les recherches sur la réception et l’acceptabilité sociales3 ont mis en évidence l’influence de différents facteurs. Les études se concentrent principalement sur l’accueil des politiques de relocalisation (recul stratégique) par les populations [Myatt & al. 2003, Guéguen & Renard 2017, Rey-Valette & al. 2018], y compris quand le recul s’opère par de la dépoldérisation [Goeldner-Gianella & Bertrand 2013], mais aussi par les acteurs dits institutionnels [e.g. Mineo-Kleiner & Meur-Férec 2016]. Des études synthétisées par Rey-Valette & al. [2019]4 sur l’acceptabilité des mesures alternatives à la défense en dure, comme les stratégies de relocalisation, soulignent l’importance des niveaux d’information et de connaissance, des représentations des mesures de gestion et des dimensions institutionnelles (légitimité et confiance envers les institutions, sentiments de justice ou d’injustice…). Les représentations sociales sont également déterminantes dans l’étude de la réception sociale des mesures alternatives. Concernant le dispositif LittoSIM, d’autres articles [Amalric 2019, Amalric & Becu 2021] mettent en lumière le rôle des représentations sociales du changement climatique et des relations de pouvoir entre les différentes échelles de gestion.
- 5 ANR RICOCHET - Évaluation multirisques de territoires côtiers en contexte de changement global, 201 (...)
10Entre fin 2019 et début 2020, trois ateliers ont été menés : un en Camargue et deux en Normandie sur les secteurs de Dieppe à Criel-sur-Mer et des alentours de Deauville en partenariat avec le projet de recherche RICOCHET5. Les terrains ont été choisis dans le cadre du projet LittoSIM-GEN qui étudie les conditions de généricité possible de la simulation participative dans différents contextes littoraux de France métropolitaine [Becu & al. 2020].
- 6 Agence de l’eau, Conservatoire du littoral
11Les ateliers ont réuni une trentaine d’acteurs locaux (soit 12 équipes) que nous désignerons sans distinction par la suite comme des « gestionnaires », dans un souci de clarté (Tabl. 1). Ils sont issus de collectivités locales, d’établissements publics6, d’un Parc Naturel Régional (PNR), d’une réserve naturelle nationale, d’un syndicat mixte et d’un centre de recherches.
Tableau 1 – Participants aux ateliers LittoSIM réalisés en Camargue et en Normandie
Cas d’étude
|
Élus locaux
|
Direction
|
Chargés de mission
|
Chefs de projet
|
TOTAL
|
Atelier n° 1 Normandie-Deauville
|
6
(dont
3 maires)
|
5
|
0
|
0
|
11
|
Atelier n° 2 Normandie-Dieppe
|
6 (dont
3 maires)
|
1
|
3
|
0
|
10
|
Atelier n° 3 Camargue
|
1
|
1
|
4
|
2
|
8
|
TOTAL
|
13 (dont 6 maires)
|
7
|
7
|
2
|
29
|
Tableau 2 – Entretiens semi-directifs réalisés avec des participants aux ateliers
Atelier
|
Cas d’étude
|
N° de l’interviewé
|
Entretien ex-ante
|
Entretien ex-post
|
A1
|
Normandie-Deauville
|
1 (Elu - maire)
|
Oui
|
Oui
|
Normandie-Deauville
|
2 (Elu)
|
Oui
|
Oui
|
A2
|
Normandie-Dieppe
|
3 (Elu - maire)
|
Non
|
Oui
|
Normandie-Dieppe
|
4 (Elu)
|
Non
|
Oui
|
A3
|
Camargue
|
5 (Chargé de mission)
|
Oui
|
Oui
|
Camargue
|
6 (Chef de projet)
|
Oui
|
Oui
|
Total
|
6 personnes
|
4
|
6
|
12Différentes techniques d’enquête ont été mises en œuvre dans ces ateliers : l’enregistrement informatique des stratégies de jeu réalisées ; l’observation des ateliers ; des entretiens semi-directifs réalisés avant et après chaque atelier avec deux participants pour étudier plus finement la réception de la gestion du risque, recueillir les opinions sur l’atelier et les apprentissages réalisés. Les personnes soumises à l’enquête par entretien ont été choisies en fonction de leur statut professionnel (de préférence les élus et salariés a priori moins experts sur la question du risque de submersion marine), d’une implication perçue comme particulière et/ou importante et de leur disponibilité pour répondre à l’enquête. Pour cette étude, dix entretiens ont été réalisés (Tabl. 2), et pour l’atelier normand mené sur le secteur de Dieppe, seuls des entretiens ex-post ont pu avoir lieu.
13Il est important de préciser une spécificité méthodologique du dispositif LittoSIM. En effet, les choix de conception et de déploiement du dispositif (le « design ») faits par le consortium scientifico-opérationnel, peuvent influencer l’expérience des participants et l’expression de leur réception sociale [Becu 2020, Hassenforder & al. 2016, Rowe & Frewer 2000]. Les effets de design sont alors pré-identifiés dans la méthodologie d’évaluation des résultats : configurations initiales des communes (position géographique de la commune sur la carte, occupation du sol, défenses côtières, budget, population, disponibilité foncière), niveau de réalisme de la carte, dimensions de l’action non prises en compte dans le jeu (ex : enjeux électoraux, demande sociale, etc.), adéquation entre le territoire joué et le territoire réel des participants, profil et nombre de participants. Ils sont suivis grâce à la traçabilité informatique des actions des participants, et à un carnet de suivi du déploiement des ateliers. Dans les parties suivantes, nous indiquerons s’il faut interpréter les résultats avec précaution, du fait de l’influence des choix de conception et de déploiement.
14Les premiers résultats présentés dans les paragraphes suivants montrent d’une part, que la réception sociale est influencée par la compréhension que les gestionnaires ont du principe de recul stratégique, et par un facteur temporel. L’étude souligne d’autre part, que la réception sociale revêt une dimension territoriale forte, puisqu’elle procède aussi, comme nous le verrons, d’histoires et de dynamiques politiques propres aux cas d’étude et de représentations sociales du risque.
15Lors des ateliers, les stratégies de jeu ont révélé des conceptions diverses de ce qu’était une mesure de recul stratégique pour les acteurs. Nous avons pu constater, à l’instar des ateliers LittoSIM menés sur l’île d’Oléron [Amalric & Becu 2021], le penchant des gestionnaires à tester le recul stratégique et ce, de différentes façons.
16Pour une part des participants, le recul stratégique est d’abord pratiqué franchement à travers des actions d’expropriation de zones urbaines et agricoles pour créer des zones tampons qui freinent la propagation de la submersion [Huguet & al. 2018]. Cette politique s’accompagne d’un délaissement progressif des digues (leur état se dégrade), voire d’un démantèlement, comme le rapportent ces gestionnaires : « On est parti sur le principe d’exproprier, de délocaliser les zones à enjeux situées en périphérie de la zone inondable […] Et puis cerise sur le gâteau on supprime le système d’endiguement. » (débriefing A2). Le recul a donc été particulièrement « joué » aux trois ateliers (dix équipes sur douze) grâce à la dimension du second degré dans le jeu [Brougère 2015] qui crée une mise à distance avec le réel [Berry & al. 2021], favorable à l’expérimentation. Il est intéressant de noter que les gestionnaires étaient relativement à l’aise lors des débriefings au moment d’expliquer leur stratégie de recul. Bien que cette apparente « légèreté » soit en partie liée à un effet de simplification du jeu qui n’intègre pas la dimension sociale (avis citoyens et acceptabilité), cela n’est pas toujours le cas puisque lors des ateliers à Oléron, des acteurs restaient embarrassés à l’idée de pratiquer le recul, évoquant le traumatisme d’une telle expérience pour les habitants dans la réalité [Amalric & Becu 2021].
17La mise en œuvre du recul stratégique est motivée par une finalité, parfois marquée par une vision « naturaliste » de la gestion du risque (« Nous, pour notre part, c’était conscient dès le départ parce qu’on a naturalisé la zone littorale justement pour laisser une zone tampon. », débriefing A3), d’autres fois par l’argument financier (« La digue, elle nous coûte un argent fou. » (débriefing A2), et qui dépend également d’un effet de conception avec les caractéristiques de la commune jouée (e.g. rurale, avec peu de digues…). Le premier cas montre que le recul est envisagé comme une option de gestion au même titre que des modes plus classiques comme la défense dure ou douce. Le deuxième, que la réception du recul stratégique peut dépendre d’un facteur économique avec une analyse coût-bénéfice au moment d’arbitrer entre différents scénarios de gestion (maintenir le trait de côte, adapter ou reculer).
- 7 Les actions des joueurs sont enregistrées informatiquement et qualifiées par les animateurs selon t (...)
18D’autres gestionnaires appliquent le recul stratégique à travers une politique d’urbanisation hors zone inondable. Nous avons ainsi pu observer le cas de participants qui se revendiquent d’une politique de recul et d’acceptation de l’élément marin dans le jeu alors qu’ils n’ont pas entrepris d’expropriations, mais plutôt des actions d’urbanisation et de densification de l’habitat dans les hauteurs non-inondables de la commune7. Cela marque une forme d’écart entre ce qui est dit et ce qui est fait, qui laisse entendre qu’ils ont un intérêt à afficher une politique de recul.
19Ces deux approches du recul dans les ateliers montrent que la réception positive du recul stratégique que nous avons observée dépend fortement des conceptions des gestionnaires, qui peuvent être très variées d’une personne à l’autre [Mineo-Kleiner & Meur-Férec 2016]. Une autre dimension particulièrement intéressante de la réception durant les ateliers est la dimension temporelle, qui renvoie à la question de la gestion conjointe du risque de submersion à court et à long terme.
20La majorité des participants, soit huit équipes sur douze, ne mettent en œuvre le recul qu’après le deuxième épisode de submersion (qui arrive en milieu de partie), soit pour la première fois, soit de façon plus intense. Par exemple lors de l’atelier camarguais, les actions de recul se concentrent à partir des tours cinq et six (Fig. 1, cf. A, B et D). L’analyse des trois ateliers montre que les communes qui basculent vers ce type de stratégie dans le jeu sont celles avec le plus d’enjeux urbains vulnérables et la majorité des digues du territoire intercommunal. Toutes les communes dans ce cas de figure, à l’exception d’une, commencent aux premiers tours par réparer et renforcer leurs digues (Fig.1, cf. A et B pour l’exemple), parfois par dépréciation du risque (« À la première submersion on pensait que certaines zones n’étaient pas inondées donc on a renforcé un peu partout là où il y a les enjeux. », débriefing A3), parfois pour pallier l’aboutissement relativement long des mesures d’expropriation dans le jeu. Ainsi, plus le territoire est exposé au risque, avec de forts enjeux d’entretien des ouvrages de défense, plus il devient difficile d’anticiper et d’investir tôt dans du recul stratégique. La défense dure reste pour les gestionnaires un mode de protection de la submersion plus spontané que le recul stratégique.
21Une autre combinaison de solutions considérée par les gestionnaires locaux avant de pratiquer le recul, jugé plus long et difficile à appliquer, consiste à adapter l’habitat : « Avant d’anticiper le retrait, on a voulu gérer l’urgence des gens en premier […] on s’est dit qu’on allait adapter déjà les logements qui sont susceptibles d’être touchés et ensuite on assumait ce retrait. » (débriefing A3). La réception du recul stratégique dépend d’une articulation entre cette stratégie de long terme et des stratégies de court-terme perçues comme essentielles, telles que l’habitat adapté, ou encore des mesures d’endiguement. L’atelier donne ainsi à voir de façon concrète, par l’expérience, ce questionnement central concernant le recul stratégique qui divise les élus, l’État et ses services déconcentrés, soucieux de l’impact d’une politique court-termiste sur la conscience du risque des populations et l’engagement des décideurs locaux dans un projet de recul [Mineo-Kleiner & Meur-Férec 2016].
Figure 1 – Répartition en pourcentages et par stratégie des coûts des actions réalisées lors de l’atelier en Camargue (com-X : commune)
22Si les ateliers permettent d’étudier la réception sociale des mesures alternatives à travers les actions de jeu, ils dépeignent aussi une réception qui dépend fortement de certaines dimensions du territoire. À différents moments de l’atelier, les discours des participants se chargent d’un sens territorial particulier et ces indices nous éclairent sur l’état des territoires vis-à-vis du risque de submersion dans le contexte du changement climatique d’une part, et sur l’imbrication des échelles dans les choix de gestion d’autre part.
23Aux ateliers de Dieppe et de Camargue, la réception sociale de la politique de gestion du risque de submersion et du changement climatique dépend fortement des représentations du risque et, par conséquence, de l’état d’investissement des pouvoirs politiques locaux sur la thématique des risques côtiers et de l’adaptation.
24En effet en Camargue, la réception exprimée par les participants renvoie rapidement à un contexte politique difficile vis-à-vis de la submersion. Si le risque est connu depuis longtemps dans le delta [Allouche & Nicolas 2015], en témoigne la construction de la Digue à la mer en 1859, les participants font état d’un climat qui, encore aujourd’hui, reste « tabou et déni » (débriefing A3). En entretien, un participant précise qu’« il n’y a pas de volonté politique non plus d’aller sur cette question-là » (entretien n° 6) au sujet de l’adaptation au changement climatique et d’une politique de recul stratégique. La Camargue est historiquement marquée par un clivage fort concernant la politique d’aménagement et de gestion du littoral à adopter. D’un côté, d’importants enjeux socio-économiques (tourisme, agriculture et chasse) qui justifient pour ses partisans le maintien de la fixation du trait de côte, de l’autre, des enjeux de préservation de la biodiversité et une prise en compte de la mobilité naturelle du delta gérés par des solutions douces [Picon 2020]. Dans ce contexte, les participants soulignent l’intérêt du format ludique de LittoSIM pour sensibiliser les élus : « Ces jeux-là sont supers, ça nous permet vraiment de s’immerger dans la problématique, de réfléchir ensemble. […] Ça permet aux élus de ne pas forcément se dire qu’ils ont à gérer tous seuls une problématique qui les dépasse et donc, plutôt que d’être dans le déni, de s’ouvrir un peu. » (débriefing A3). Si de futurs ateliers – prévus à l’automne 2021 – permettront d’apporter des éléments de réponse concernant les décideurs, la première application du dispositif permet à un participant de l’aménagement territorial de saisir l’ampleur locale de l’enjeu et déclenche une envie de se documenter davantage sur la submersion : « Je pense que [l’atelier] change le regard, en tout cas sur cette question-là, […] par rapport aux stratégies, non aussi l’appréhension de la question du risque. Je pense que moi j’ai appris beaucoup parce que je n’y connaissais rien. […] ça m’a amené plus de questions que de réponses finalement. Donc maintenant c’est à moi de chercher les réponses. » (entretien n° 6).
25En Normandie, et plus particulièrement à l’atelier dieppois, l’existence du risque et la conscience des effets attendus du changement climatique sur celui-ci ne sont pas remis en question par le groupe – davantage composé d’élus qu’en Camargue. Ils reconnaissent également la capacité du dispositif à alerter sur les impacts de la submersion aggravée par la crise climatique : « La simulation en termes de submersion par rapport au réchauffement climatique, attention on attire l’attention des élus, voilà votre territoire comment il va être inondé si vous ne faites rien, alors ça c’est parfait. » (débriefing A2). La réception sociale est donc caractérisée par une prise de conscience politique et institutionnelle importante des acteurs présents, liée en partie à de fortes dynamiques locales de recherche et de projets avec le monde politique sur la question des risques (travaux de l’Université de Caen, démarches « Notre littoral pour demain » de l’ex-Région Basse-Normandie auprès des collectivités locales depuis 2014 pour une gestion durable et intégrée du littoral…). L’expérience LittoSIM est l’occasion pour les gestionnaires de partager collectivement un constat sur le risque et d’affirmer la nécessité de développer des outils plus précis et adaptés à leurs problématiques locales : « Est-ce que vous pensez qu’il y aurait moyen de développer cet outil-là, de transformer le jeu en outil en allant beaucoup, beaucoup plus loin, en l’adaptant à une commune ? » (débriefing A2). Le dispositif permet ainsi de mettre en lumière, de susciter voire de réactiver, pendant un temps donné, l’intérêt, les réflexions, le débat, sur le risque littoral.
26Le format du dispositif LittoSIM, centré sur les collaborations entre les parties prenantes permet également d’évaluer la réception des acteurs concernant les différents niveaux d’échelles de gouvernance à considérer pour appliquer la gestion du risque sur leur territoire.
27L’analyse des discours en entretiens et lors des trois ateliers montre que les gestionnaires conçoivent d’emblée la gestion de la problématique « submersion » à une échelle territoriale vaste. Ce constat montre qu’indépendamment du périmètre de compétence des acteurs, tous considèrent pertinente une gestion du risque littoral au-delà des limites communales, ce qui peut s’expliquer par l’attribution aux EPCI de la compétence pour la gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations (GEMAPI) depuis le 1er janvier 2018 (voire par anticipation à certains endroits) : « Il faut que le territoire soit plus grand que l’étendue d’une commune. Une intercommunalité, c’est le minimum. » (entretien n° 2).
28D’autres échelles de territoire que l’EPCI sont même discutées comme la cellule hydro-sédimentaire, les échelles régionale, départementale, ou celle d’un PNR lorsque la configuration territoriale s’y prête. Le dispositif met en avant cette conscience des participants pour les interdépendances de leurs communes, et la confronte à une mise en situation concrète lors de l’atelier qui encourage les stratégies collectives.
29En Camargue, nous observons le poids des représentations locales de la vulnérabilité du territoire dans le processus de réception sociale des échelles de gestion : « [Participant 1] : Le retrait [en Camargue] va être compliqué. [Participant 2] : Et ça ne concerne qu’une seule commune surtout. » (débriefing A3). L’on comprend au regard du contexte qu’il est question des Saintes-Maries-de-la-Mer, alors que d’autres communes de Camargue, et du même EPCI, sont également vulnérables. Cet exemple montre dans quelle mesure, en dépit d’un principe « gemapien » reconnu par tous, les représentations sociales du risque ont une influence sur la façon d’envisager une politique de gestion de la submersion à la fois locale et qui doit aussi être pensée à l’échelle intercommunale.
30En Normandie, les jeux d’échelles opérés dans LittoSIM font s’interroger les gestionnaires sur l’implication de l’arrière-pays dans la gestion du risque côtier. « "On ne va pas payer pour les autres", mais bien évidemment ! » (entretien n° 4). Dans ce verbatim, le participant reprend ses propos volontairement provocateurs tenus lors de l’atelier à Dieppe et poursuit : « Je veux faire comprendre à mes petits camarades... [il s’arrête] Je n’ai pas arrêté de réclamer la solidarité amont-aval dans le cadre de mon syndicat pour qu’effectivement la mise en place du PAPI soit aussi portée pour partie financièrement par les communes rétro-littorales. » (entretien n° 4). Sous couvert du jeu de rôle, il utilise l’atelier pour interpeller le groupe sur la nécessité d’associer les communes arrière-littorales à la gestion du risque de submersion, arguant qu’elles « seront gagnantes, elles auront plus d’habitants à moyen terme, les déplacements de population se feront là, les services se feront là » (entretien n° 4). L’injonction à administrer le risque littoral à une échelle plus vaste favorise les débats sur les échelons territoriaux à prendre en compte, et le dispositif se présente comme un cadre d’expression.
31LittoSIM permet par ailleurs à certains acteurs de prendre conscience de cette nouvelle échelle de gouvernance dans la gestion de l’aléa qui tient compte des interactions amont-aval : « Ça m’a ouvert les yeux justement sur tout ce qui était problème rétro-littoral. […] Il ne faut pas dissocier le littoral à mon avis du rétro-littoral, il faut que ça fasse un tout. » (entretien n° 2).
32Ainsi, comme vu précédemment, certains territoires sont marqués par des dissensions locales historiques quant aux orientations de la gestion du littoral qui ralentissent la réception des stratégies d’adaptation au changement climatique comme le recul. Par ailleurs, celles-ci sont d’autant plus contraintes dans leur mise en œuvre, que la gestion des risques littoraux doit composer avec l’imbrication des différentes échelles territoriales concernées. Le dispositif montre que le changement de compétence GEMAPI a permis d’ancrer chez les acteurs l’idée d’une gestion du risque à l’échelle intercommunale, tout en soulignant l’existence d’une représentation sociale du risque à l’échelle locale qui doit être prise en compte.
33L’objectif était de saisir, à travers un dispositif de simulation participative, la réception sociale du recul stratégique face au risque de submersion marine par des « gestionnaires du risque » de Camargue et de Normandie. Le dispositif a permis de mettre en évidence que la réception dépend de conceptions diverses du recul stratégique, qui sont concrètement observables grâce au jeu. Nous identifions également une réception plutôt positive du recul stratégique dans le jeu avec des participants qui y ont particulièrement recours. Si cela demeure de l’ordre de la réception vis-à-vis d’une simulation et sur un effectif réduit, l’analyse montre l’importance de la dimension temporelle dans la réception du recul. Il confirme un aspect clé des problématiques du recul stratégique, déjà montré par la littérature, sur la difficulté à conjuguer l’urgence du court-terme et la planification à long-terme du recul. LittoSIM permet de corroborer de précédents résultats en matière de réception du recul stratégique grâce à une méthodologie différente des recherches habituelles. Elle place les acteurs dans l’action, même fictive, et dans un cadre de prise de parole collectif susceptibles de produire chez les acteurs des changements de perception, des prises de conscience, une curiosité nouvelle ou accrue.
34À travers les parallèles opérés entre le jeu et la réalité perçue et vécue des participants sur la thématique des risques côtiers, l’étude met aussi en évidence les facteurs qui déterminent la réception sociale des politiques publiques de gestion des risques côtiers sur chaque territoire. Ils sont ici de l’ordre du contexte politique, des représentations sociales du risque et de la perception des échelles territoriales à considérer dans les modes de gestion. Pour les chercheurs, c’est une fenêtre privilégiée permettant de saisir les dimensions locales de l’action dont dépend la réception sociale.
Depuis 2015, le consortium LittoSIM a bénéficié du soutien du CNRS, de la Communauté de Communes de l’Île d’Oléron, du Pays Marennes-Oléron et, à compter de 2018, des financements de la Fondation de France et de la Région Nouvelle Aquitaine. Cette recherche a également disposé du soutien du projet RICOCHET (Évaluation multirisques de territoires côtiers en contexte de changement global, 2017 – 2020, financé par l’Agence Nationale de la Recherche, n° ANR-16-CE03-0008).