Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3000
J’ai reçu, monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain[2] ; je vous en remercie. Vous plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, mais[3] vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de consolations. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de marcher à quatre pattes[4], quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m’embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada : premièrement, parce que les maladies[5] dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin de l’Europe, et que je ne trouverais pas les mêmes secours chez les Missouris ; secondement, parce que la guerre est portée dans ces pays-là[6], et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie[7], où vous devriez être.
Je conviens[8] avec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. Les ennemis du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs ; ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons, à soixante et dix ans, pour avoir connu le mouvement de la terre ; et ce qu’il y a de plus honteux, c’est qu’ils l’obligèrent à se rétracter[9]. Dès que vos amis eurent commencé le Dictionnaire encyclopédique, ceux qui osèrent être leurs rivaux les traitèrent de déistes, d’athées, et même de jansénistes.
Si j’osais me compter parmi ceux dont les travaux n’ont eu que la persécution pour récompense, je vous ferais voir[10] des gens acharnés à me perdre du jour que je donnai la tragédie d’Œdipe ; une bibliothèque de calomnies ridicules imprimées[11] contre moi ; un prêtre ex-jésuite[12], que j’avais sauvé du dernier supplice, me payant par des libelles diffamatoires du service que je lui avais rendu ; un homme[13], plus coupable encore, faisant imprimer mon propre ouvrage du Siècle de Louis XIV avec des notes[14] dans lesquelles la plus crasse ignorance vomit les plus infâmes impostures ; un autre, qui vend à un libraire[15] quelques chapitres d’une prétendue Histoire universelle, sous mon nom ; le[16] libraire assez avide pour imprimer ce tissu informe de bévues, de fausses dates, de faits et de noms estropiés ; et enfin des hommes assez lâches et assez méchants[17] pour m’imputer la publication de cette rapsodie. Je vous ferais voir la société infectée de ce genre d’hommes inconnu à toute l’antiquité, qui, ne pouvant embrasser une profession honnête, soit[18] de manœuvre, soit de laquais, et sachant malheureusement lire et écrire, se font courtiers de littérature[19], vivent de nos ouvrages, volent des manuscrits, les défigurent, et les vendent. Je pourrais me plaindre que[20] des fragments d’une plaisanterie faite, il y a près de trente ans, sur le même sujet que Chapelain eut la bêtise de traiter sérieusement, courent[21] aujourd’hui le monde par l’infidélité et[22] l’avarice de ces malheureux qui ont mêlé leurs grossièretés à ce badinage, qui en ont rempli les vides avec autant de sottise que de malice, et qui enfin, au bout de trente ans, vendent partout en manuscrit ce qui n’appartient qu’à eux, et qui n’est digne que d’eux. J’ajouterais qu’en dernier lieu on[23] a volé une partie des matériaux que j’avais rassemblés dans les archives publiques pour servir à l’Histoire de la Guerre de 1741, lorsque j’étais historiographe de France : qu’on[24] a vendu à un libraire de Paris ce fruit de[25] mon travail ; qu’on se saisit à l’envi de mon bien, comme si j’étais déjà mort, et qu’on le dénature pour le mettre à l’encan. Je vous peindrais l’ingratitude, l’imposture et la rapine, me poursuivant depuis quarante ans jusqu’au pied des Alpes, jusqu’au bord de mon tombeau[26]. Mais que conclurai-je de toutes ces tribulations ? Que je ne dois pas me plaindre ; que Pope, Descartes, Bayle, le Camoens, et cent autres, ont essuyé les mêmes injustices, et de plus grandes ; que cette destinée est celle de presque tous ceux que l’amour des lettres a trop séduits.
Avouez en effet, monsieur, que ce sont là de ces petits malheurs particuliers dont à peine la société s’aperçoit. Qu’importe au genre humain que quelques frelons pillent le miel de quelques abeilles ? Les gens de lettres font grand bruit de toutes ces petites querelles, le reste du monde ou les ignore ou en rit.
De toutes les amertumes répandues sur la vie humaine, ce sont là les moins funestes. Les épines attachées à la littérature et à un peu de réputation ne sont que des fleurs en comparaison des autres maux qui, de tout temps, ont inondé la terre. Avouez que ni Cicéron[27], ni Varron, ni Lucrèce, ni Virgile, ni Horace, n’eurent la moindre part aux proscriptions. Marius était un ignorant ; le barbare Sylla, le crapuleux Antoine, l’imbécile Lépide, lisaient peu Platon et Sophocle ; et pour ce tyran sans courage. Octave Cépias, surnommé si lâchement Auguste, il ne fut un détestable assassin que dans le temps où il fut privé de la société des gens de lettres.
Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent pas naître les troubles de l’Italie ; avouez que le badinage de Marot n’a pas produit la Saint-Barthélémy, et que la tragédie du Cid ne causa pas les troubles[28] de la Fronde. Les grands crimes n’ont guère[29] été commis que par de célèbres ignorants. Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée de larmes, c’est l’insatiable cupidité et l’indomptable orgueil des hommes, depuis Thomas Kouli-kan, qui ne savait pas lire, jusqu’à un commis de la douane, qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent l’âme, la rectifient, la consolent[30] ; elles vous servent, monsieur, dans le temps que vous écrivez contre elles ; vous êtes comme Achille, qui s’emporte contre la gloire, et comme le père Malebranche, dont l’imagination brillante écrivait contre l’imagination[31].
Si quelqu’un doit se plaindre de lettres, c’est moi, puisque, dans tous les temps et dans tous les lieux, elles ont servi à me persécuter ; mais il faut les aimer malgré l’abus qu’on en fait, comme il faut aimer la société dont tant d’hommes méchants corrompent les douceurs ; comme il faut aimer sa patrie, quelques injustices qu’on y essuie[32] ; comme il faut aimer et servir l’Être suprême, malgré les superstitions et le fanatisme qui déshonorent si souvent son culte.
M. Chappuis m’apprend que votre santé est bien mauvaise ; il faudrait la venir rétablir dans l’air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes.
Je suis très-philosophiquement et avec la plus tendre estime, etc.
- ↑ Cette lettre fut d’abord imprimée dans la première édition de l’Orphelin de la Chine, qui est de septembre 1755. Mais ce fut sur une copie différente, et sans doute manuscrite, que fut faite l’impression dans le Mercure d’octobre 1755, page 124 ; elle fut reproduite, avec les différences, dans le Mercure de novembre 1755, page 56. Un texte différent est dans le Portefeuille trouvé (voyez la note, tome VI, page 337). Les éditions in-4o (1768), encadrée (1775), et de Kehl, ne présentent pas le même texte. Je crois que les éditeurs de Kehl ont fondu de leur mieux les différentes versions. Il eût mieux valu sans doute s’arrêter au texte de 1755, dernière édition du vivant de l’auteur, et donner en notes les variantes. Mais elles sont en si grande quantité que, pour le plus grand nombre des lecteurs, c’eût été trop fastidieux. C’est par cette raison que je n’ai pu me déterminer à reproduire toutes les variantes. J’en donne peut-être trop ; mais j’avertis (on peut et m’excuser et me blâmer également de cela) que je ne les donne pas toutes. (B.)
— La réponse de J.-J. Rousseau est du 10 septembre ; voyez la lettre 3007. - ↑ Le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes.
- ↑ Variante : et vous.
- ↑ C’est ainsi que Palissot fit marcher Rousseau dans la comédie des Philosophes. — Lettres du 1er décembre 1755 et du 4 juin 1760, à Palissot.
- ↑ Var. : maladies auxquelles je suis condamné me rendent un médecin d’Europe nécessaire ; secondement…
- ↑ Var. : ce pays-là.
- ↑ Var. : votre patrie, où vous êtes tant désiré.
- ↑ Var. : J’avoue avec vous.
- ↑ Var. : se rétracter. Vous savez quelles traverses vos amis essuyèrent quand ils commencèrent cet ouvrage aussi utile qu’immense de l’Encyclopédie, auquel vous avez tant contribué. Si j’osais, etc.
- ↑ Var. : voir une troupe de misérables acharnés.
- ↑ Var. : imprimée.
- ↑ L’abbé Desfontaines.
- ↑ La Beaumelle.
- ↑ Var. : Des notes où la plus crasse ignorance débite les calomnies les plus effrontées ; un autre…
- ↑ Var. : à un libraire une prétendue Histoire universelle.
- ↑ Var. : et le libraire assez avide, assez sot pour, etc.
- ↑ Var. : pour m’imputer cette rapsodie.
- ↑ Var. : soit de laquais, soit de manœuvres.
- ↑ Var. : de la littérature, volent des manuscrits.
- ↑ Var. : qu’une plaisanterie.
- ↑ Var. : court.
- ↑ Var. : et l’infâme avarice de ces malheureux qui l’ont défigurée avec autant de sottise que de malice, et qui, au bout de trente ans, vendent partout cet ouvrage, lequel certainement n’est pas le mien, et qui est devenu le leur.
- ↑ Var. : on a osé fouiller dans les archives les plus respectables, et y voler une partie des mémoires que j’y avais mis en dépôt lorsque j’étais…
- ↑ Var. : et qu’on a vendu.
- ↑ Var. : de mes travaux. Je vous peindrais.
- ↑ Var. : tombeau. Mais, monsieur, avouez aussi que ces épines attachées à la littérature et à la réputation ne sont, etc.
- ↑ Var. : ni Cicéron, ni Lucrèce, ni Virgile, ni Horace, ne furent les auteurs des proscriptions de Marius, de Sylla, de ce débauché d’Antoine, de cet imbécile Lépide, de ce tyran sans courage Octave Cépias, surnommé si lâchement Auguste.
Avouez que le badinage, etc.
- ↑ Var. : les guerres de la Fronde.
- ↑ Var. : n’ont été.
- ↑ Var. : la consolent ; et elles font même votre gloire dans le temps que vous écrivez contre elles. Vous êtes comme Achille.
- ↑ Dans le Mercure d’octobre 1755, immédiatement après le mot imagination, vient l’alinéa qui commence par ces mots : M. Chappuis, etc.
- ↑ C’est ici que finissait la lettre dans l’édition qui est à la suite de l’Orphelin de la Chine, Paris, Lambert, 1755, in-12. Ce qui termine l’alinéa fut ajouté en 1756. (B.)