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Se déplacer à vélo dans les territoires ruraux : plurivocité d’une pratique engagée

Cycling in rural areas: the multi-faceted nature of a committed practice
Alice Peycheraud

Résumés

Cet article vise à appréhender les mobilités cyclistes du quotidien dans les territoires ruraux, encore peu visibles et peu étudiées. Se focaliser sur le vélo dans les territoires ruraux permet ainsi d’interroger une pratique émergente, souvent considérée comme dangereuse et peu commode, dans des espaces où la bicyclette est davantage associée aux loisirs. Le choix d’une approche pragmatique centrée sur l’engagement ouvre à l’appréhension nuancée de la pluralité des pratiques existantes et des multiples façons de « faire avec » les conditions offertes par le rural, entre routes passantes et distances plus longues. Celles-ci reposent notamment sur des adaptations propres à chacun permettant de moduler les efforts nécessaires pour se déplacer en vélo. Mais s’engager dans une mobilité cycliste, c’est aussi souscrire à une certaine conception de la « bonne mobilité », que cela sous-entende une mobilité écologique, bon marché ou simplement plaisante. C’est donc l’équilibre trouvé entre les efforts requis et le « bien » recherché qui permet une stabilisation et une pérennisation de la pratique.

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Texte intégral

  • 1 On observe ainsi en moyenne dans les territoires ruraux plus de passages le week-end qu’en semaine (...)
  • 2 80% des déplacements se font en voitures dans les espaces peu denses selon l’Enquête sur la mobilit (...)

1Si le vélo a longtemps fait partie du paysage rural, l’affirmation de la voiture a conduit à la lente érosion de sa pratique. Actuellement, les territoires ruraux présentent un visage contrasté lorsqu’on les confronte à la question de la bicyclette. D’une part, ils sont le lieu des sorties le week-end ou durant les vacances1, propices à dériver sur les chemins. De l’autre, ils sont aussi des espaces quadrillés par les flux de voitures bien moins entravées qu’en ville, proposant ainsi des conditions de pratique souvent décourageantes. Se maintient alors l’idée que seule une minorité d’aguerris serait capable d’y rouler. Pourtant, entre ces deux représentations du vélo, des pratiques cyclistes du quotidien existent. On entend par là un large ensemble de déplacements qui n’ont pas pour unique finalité qu’eux-mêmes, du trajet domicile-travail à l’achat du pain à la boulangerie, inscrits dans les habitudes personnelles et dans le bassin de vie. La diversité des individus rencontrés et la variété de leurs pratiques vient dès lors interroger les différentes manières de « faire avec » [Stock, 2015] l’environnement des territoires peu denses et les ajustements idiosyncratiques qu’il suppose. Cependant, peu abordées, ces pratiques demeurent dans un flou propice à les cantonner dans une impossibilité indépassable, dans l’ombre d’une montée en puissance du vélo en ville. Les appréhender dans leur singularité implique donc nécessairement d’interroger leur place dans l’environnement mobilitaire des espaces ruraux et de les penser en regard du système de mobilité rural, largement dominé par la dépendance à la voiture2 du fait de l’absence de solutions alternatives [Flipo et al., 2021]. Plus globalement, il s’agit d’envisager les manières dont le vélo peut s’intégrer à un mode d’habiter rural où la mobilité est cardinale [Huygue, 2015], mais qui place de ce fait les ruraux devant un paradoxe : pour pouvoir habiter le rural, il faut une voiture ; mais la voiture participe à rendre le rural inhabitable. Face à cette injonction contradictoire, le vélo vient interroger par la marge ce que serait une « bonne mobilité » selon des conceptions propres à chacun : une mobilité bonne pour la santé, bon marché, « bonne pour la planète »… Cela implique en miroir de mettre en œuvre de « bonnes conditions de pratique », celles qui n’imposent pas de trop grands sacrifices aux cyclistes.

2Cet article, en insistant sur certaines tensions auxquelles sont confrontés les ruraux qui se déplacent à vélo, étudie la diversité des équilibres trouvés par chacun entre effort nécessaire et recherche du bon déplacement, dans une portée plus ou moins critique envers les conditions de pratique offertes par leur espace quotidien. Ce faisant, les spécificités induites par les territoires ruraux se trouvent en retour également interrogées et pondérées. En d’autres termes, l’article questionne les différentes nuances qui peuvent conduire à concevoir qu’actuellement, se déplacer en vélo dans le rural, c’est s’engager. Une approche par les régimes d’engagement peut alors constituer une manière de saisir cette plurivocité des rapports au vélo, les multiples significations et valeurs qui lui sont prêtées, pris dans des territoires de pratique différents, et suppose en parallèle une méthodologie apte à en appréhender la diversité (I). Ce prisme permet de rendre compte de la variété des coordinations mise en place par les cyclistes, entre leurs compétences, le support matériel qu’est le vélo et l’environnement rural dont les conditions de pratique semblent constituer une gageure pour qui veut rouler (II). Les efforts ainsi consentis par les usagers de la bicyclette sont mis en balance, dans un équilibre à trouver, avec leurs conceptions de la bonne mobilité que peut incarner le vélo (III).

I. Saisir les cyclistes par leurs engagements

3Aborder la pluralité des relations au vélo à l’aune de l’engagement des cyclistes offre une voie intéressante pour faire dialoguer les visions individuelles de la mobilité et la nécessaire adaptation au contexte rural, dans une perspective pragmatiste. Le choix des déplacements à bicyclette relève en effet d’un écheveau de logiques et implique pour chaque cycliste de se coordonner avec l’environnement, au sens large, à travers des investissements de différente portée, qu’ils soient corporels, organisationnels ou de l’ordre de conventions publiques, comme les préceptes écologiques. Ces coordinations relèvent de ce que Thévenot [2006] a appelé des régimes d’engagement, sorte d’« ajustements dynamiques » permettant de trouver un équilibre entre effort consenti et garantie orientée vers un bien - ici ce qui serait la « bonne mobilité »-, équilibre susceptible de soutenir une pratique régulière et quotidienne. A partir de la notion de bien, Thévenot cherche à réintroduire une dimension morale dans l’action. Celle-ci n’est pas à comprendre dans le sens étroit de la moralité, mais englobe plus largement les dispositions et les inclinaisons de chacun, prises dans un entrelacs de normes et valeurs sociales [Thévenot, 2001]. Le bien regrouperait donc les « raisons et les envies d’agir » [Pierron, 2006]. Toutefois l’engagement, pour Thévenot, n’est pas à comprendre seulement comme l’investissement d’une ligne de conduite que l’on se donne : il correspond à une mise en tension entre ces biens et ce que renvoie l’environnement. Les rapports avec ce dernier conduisent à une alternance de phases quiètes et inquiètes dans l’engagement, d’assurance et de doute. Cette double face de l’engagement semble particulièrement adaptée pour penser la façon dont les cyclistes s’accommodent des espaces où ils roulent, plus ou moins anxiogènes, en fonction de leurs dispositions et des adaptations qu’ils mettent en œuvre. Sans doute peut-on rapprocher cette conception de l’action, appréhendée comme une coordination, avec la pratique telle que décrite dans les « practice theories » [Schatzki, 2001], toujours articulée avec des arrangements matériels. Pour autant la richesse de l’approche par les régimes d’engagement réside dans la variété des biens pris en compte : il ne s’agit plus seulement d’une forme de projet personnel mais peut aussi référer à des conventions publiques définissant un bien commun, ou à une dimension intime de l’ordre du bien-être. Chaque régime comprend un bien et une réalité engagés ; un régime de publicité appuyée sur une communication plus ou moins publique, qui participe lui-aussi à l’ajustement à la réalité. On peut également déterminer, pour chacun, une forme d’agentivité, une capacité d’action, particulière (tab.1).

Tableau 1 : Tableau synthétique des caractéristiques de chaque régime d’engagement (d’après Thévenot 2006, 2011) et abords méthodologiques correspondants (auteur, 2023).

Type de régime d'engagement

En familiarité

En plan

En justification

Bien engagé

Bien-être, aise

Réalisation de soi dans le projet, action accomplie

Participation au bien commun

Réalité engagée

Familiarisée

Fonctionnelle

Conventionnelle

Communication, partage de la réalité

Difficilement partageable, de l'ordre de l'intime

Explication possible de l'action

Publiquement justifiable ou critiquable

Agentivité

Aisance

Autonomie et liberté de choix

Légitimation et qualification

Mode d'appréhension méthodologique

Accompagnements de trajet

 

Participations à des réunions publiques

Entretiens semi-directif

4Partant de cette conception large des ressorts de l’action, on peut appréhender la pratique du vélo dans sa complexité. Faire du vélo sollicite, chez chacun, la mise en branle de plusieurs régimes d’engagement, de manière alternée ou concomitante, qui engage un faisceau de biens et de réalités.

5Ce choix épistémologique de centrer l’analyse sur l’engagement entraine par ricochet des choix méthodologiques (tab.1). En effet, la dimension publique et ostensible plus ou moins prononcée des régimes nécessite de réussir à capter ce qui se montre de l’engagement et ce qui s’en éprouve plus intimement. Concernant les formes les plus visibles, celles qui relèvent de la mise en commun des expériences, 22 réunions publiques et actions associatives ont pu être observées. En revanche ce qui convoque la coordination intime avec l’environnement, les sentiments et sensations éprouvés en roulant, est plus difficilement partageable. Certains accompagnements de trajets ont pu permettre de toucher à une expérience commune : il s’agit alors de rouler ensemble tout en échangeant sur le moment vécu et la cyclabilité du parcours. Contrairement aux dispositifs vidéo commentés a posteriori [Spinney, 2011], l’échange se fait in situ et se fonde sur une réalité partagée. Toutefois cette méthode, aussi heuristique fût-elle, n’a pas pu être systématisée (N =5). Ce sont essentiellement les entretiens semi-directifs (N =55, tab.1) qui servent à saisir la mise en résonnance des différentes façons dont les cyclistes investissent le vélo, en fonction de l’environnement qu’ils fréquentent. Ces entretiens ont articulé deux volets : une orientation biographique [Cacciari, 2020], tentant de dessiner la « carrière » [Darmon, 2008] cycliste des individus rencontrés à travers leurs différentes socialisations, en rapport avec les divers contextes fréquentés ; et une attention poussée à la pratique actuelle détaillant leurs rapports au vélo et à l’environnement rural parcouru. Si la première dimension pourra apparaitre en filigrane, puisque l’actuel n’est pas « hors sol », c’est sur la partie des entretiens portant sur la pratique présente que se focalise l’article, dans la diversité des engagements qui la sous-tendent. Il nous a en effet semblé primordial de rendre compte avant tout des contours multiples du vélo du quotidien dans le rural, d’en dessiner les visages, tant celui-ci fait encore l’objet de peu de travaux.

Tableau 2 : Caractéristiques des enquêtés (auteur, 2023)

Répartition par tranche d'âge

Homme

Femme

Total

10-19

1

0

1

20-29

2

1

3

30-39

9

8

17

40-49

7

7

14

50-59

1

3

4

60-69

5

4

9

70-79

3

3

6

80-89

0

1

1

Total

28

27

55

Répartition par catégorie socioprofessionnelle

Artisans, commerçants et chefs d'entreprise

6

2

8

Cadres et professions intellectuelles supérieures

6

9

15

Professions intermédiaires

2

7

9

Employés et ouvriers

3

1

4

Etudiants

1

0

1

Sans activité

1

1

2

Retraités

9

7

16

Total

28

27

55

  • 3 Selon l’Enquête Mobilité des Personnes de 2019 (INSEE), les retraités ne sont que 2,2% à faire du v (...)
  • 4 Enquête mobilité des personnes 2019 (INSEE) : 4% des hommes font du vélo leur mode principal contre (...)

6Cette attention à la pluralité des régimes d’engagement s’est traduite par une volonté de varier les modes de recrutement des cyclistes interrogés : certes les évènements associatifs ont constitué un vivier riche de cyclistes, mais cette frange de personnes décidées à s’engager de manière publique ne constitue pas, loin de là, toute la population cycliste des territoires ruraux. Les pratiques anonymes et anodines sont moins visibles et de ce fait moins appréhendables. Les marchés, espaces d’arrêt dans les trajets du quotidien, ont pu constituer des lieux propices à amorcer une conversation. D’autres fois, c’est une rencontre sur la route ou à un café, de simples accostages de cyclistes, qui ont permis de se donner rendez-vous ultérieurement. Par ailleurs, un certain nombre de rencontres n’ont donné lieux qu’à des échanges informels centrés sur la pratique actuelle : poser la question du vélo de manière fouillée ne faisait pas sens pour ces personnes. Ce mode de recrutement varié tente de maintenir une certaine diversité de profils (tab.2). L’échantillon ainsi constitué colle tantôt à la réalité des territoires étudiés, à l’image de la forte présence des retraités, tantôt s’avère davantage représentatif des statistiques nationales d’utilisation du vélo, à l’instar de l’importance de la part des cadres3 parmi les cyclistes. Par ailleurs la quasi-parité des enquêtés s’éloigne des données générales, puisque les femmes se déplaceraient près de trois fois moins en vélo que les hommes4. Reste qu’affirmer une quelconque représentativité de l’échantillon s’avère illusoire, tant il est actuellement difficile d’avoir une vision globale des déplacements en vélo dans le rural. On doit en effet dresser le constat d’une forte carence en données statistiques : contrairement aux ressources que peuvent constituer les Enquêtes certifiées CEREMA, il n’y a pas de chiffres précis concernant la pratique cycliste dans les territoires ruraux étudiés. Il existe donc un fort enjeu de connaissance dont les implications sont certes académiques, mais aussi politiques.

  • 5 « voie verte : route exclusivement réservée à la circulation des véhicules non motorisés, des piéto (...)

7Trois territoires ont servi de terreau à ce travail : la frange orientale du Puy-de-Dôme, une partie centrale de la Saône-et-Loire et l’Ardèche Méridionale. Plutôt que de s’appuyer sur les découpages de territoires administratifs, il a été fait le choix de tracer des transects relativement étendus (carte 1.) qui englobent à la fois plusieurs collectivités et une certaine variété de caractéristiques territoriales, en termes de densité, d’organisation du bâti, d’aménagements ou encore de topographie et de paysages. Sans développer davantage la construction progressive de ces ensembles d’enquête, il convient tout de même de souligner qu’elle a été pensée pour permettre de saisir une part de l’imbrication des multiples territoires du vélo : territoires des politiques publiques, territoires des actions associatives mais aussi territoires de pratique, qui se chevauchent sans toujours se recouper. Ce sont ces derniers qui constituent l’ancrage central de l’article. En effet, à hauteur de cycliste, le territoire s’appréhende surtout selon trois critères. Tout d’abord, la densité et l’organisation territoriale vont influer sur les distances à parcourir pour relier les lieux du quotidien et sur l’impression générale d’espacement voire d’isolement lors des trajets. Les caractéristiques environnementales (topographie, climat…) vont ensuite jouer sur l’expérience du déplacement en sollicitant physiquement le cycliste. Enfin la place collectivement laissée au vélo sur le territoire, notamment en termes d’infrastructures et de partage de la voirie, va moduler les efforts individuels d’adaptation, en particulier face aux flux automobiles. Dans cette dernière dimension, le croisement et la comparaison des trois terrains prend tout son sens, chacun proposant différents contextes socio-politiques et culturels plus ou moins propices à des actions en faveur du vélo. Pour ne prendre que l’exemple des voies vertes5, l’Ardèche Méridionale et la Saône-et-Loire connaissent une politique bien plus avancée que le Puy-de-Dôme : sur les transects étudiés ce sont notamment la Via Ardèche et la voie verte Givry-Cluny qui jalonnent le territoire.

Carte 1 : Carte des transects étudiés (auteure, 2023)

Carte 1 : Carte des transects étudiés (auteure, 2023)

8Ces différentes caractéristiques marquent l’expérience du cycliste et dessine des territoires plus ou moins cyclables à l’échelle micro-locale, dans une diversité interne à chaque transect. A ce titre, le transect du Puy-de-Dôme offre un dégradé d’Ouest en Est, allant d’une part de la Plaine de la Limagne à l’Ouest jusqu’aux contreforts du Forez à l’Est (photo 1.), d’une logique plus périurbaine de la troisième couronne clermontoise à une campagne d’habitat isolé et vieillie, ponctuée par les deux pôles que sont Thiers et Ambert. L’ensemble de Saône-et-Loire est sillonné par les vallées de la Grosne et de la Guye qui dessinent des reliefs vallonnés, jalonné par de multiples villages et hameaux (photo 2.). Cluny constitue une centralité importante de l’étude, située au Sud du transect. Enfin, le terrain ardéchois court de la vallée du Rhône et rallie la région du Bas-Vivarais en passant par le plateau des Gras. Le Bas Vivarais se situe à environ 300m d’altitude et est entaillé par la vallée de l’Ardèche et ses affluents le Chassezac et la Drobie. L’impression de relief est donc accentuée : dès que l’on s’extrait des vallées, les pentes se durcissent. Le territoire s’articule autour d’un chapelet de petits bourgs comme Les Vans (photo 3.), Ruoms ou encore Joyeuse, qui concentrent des services de proximité et intermédiaires.

Planche 1 : Quelques paysages des terrains étudiés.

Planche 1 : Quelques paysages des terrains étudiés.

De haut en bas, de gauche à droite. Photo 1 : vue sur les contreforts des Monts du Forez depuis la vallée de la Dore. Photo 2 : en direction de Salornay-sur-Guye et de la vallée de la Guye. Photo 3 : vue sur les Vans, dans la vallée du Chassezac

9L’étayage de l’étude sur ces trois ensembles territoriaux permet donc d’observer une large palette de contextes de pratique, jugés plus ou moins favorables par les cyclistes. C’est cette variété qui constitue le socle de l’article. Néanmoins ce triple étayage offre aussi la possibilité de mettre en regard trois transects aux contextes territoriaux différents, dessinés par les orientations politiques mais aussi par les dynamiques socio-économiques et le tissu social et associatif.

II. Faire du vélo au quotidien dans les territoires ruraux, une gageure ?

10La pratique cycliste implique de penser les assemblages toujours redéfinis entre le cycliste, son vélo et l’environnement traversé [Cox, 2019], entrainant une variété de sensations et d’affects, des atmosphères ressenties comme plus ou moins cyclables [Simpson, 2016]. En l’occurrence, le rural offre des alternances de plein et de creux : dans la topographie, bien sûr, mais aussi à travers les balancements entre routes départementales passantes et chemins agricoles à l’écart de la circulation, oscillations entre gros bourgs et espaces de très faible densité laissant une impression d’isolement… En insistant sur l’expérience du cycliste, il s’agit ici de penser les multiples façons qu’ont les personnes se déplaçant à vélo de faire face aux conditions de pratique. L’engagement est donc interrogé à l’aune de l’effort consenti, dont le seuil de tolérance est variable d’un cycliste à l’autre et pour un territoire donné.

1. S’engager physiquement : une coordination du corps, du vélo et de l’environnement

11Par le mouvement même qu’il nécessite, le vélo engage physiquement le cycliste. Néanmoins cet engagement peut être modulé par la capacité individuelle à se coordonner avec son environnement et son matériel.

  • 6 35 des 55 personnes rencontrées utilisent un VAE, que ce soit un Vélo Tout Chemin (VTC) ou un Vélo (...)
  • 7 Pour être homologué, un VAE doit faire moins de 250W et être bridé à 25km.h.
  • 8 Fabien (AM, 33ans) a ainsi débridé son vélo cargo pour lui permettre de faire son trajet de 30km, a (...)

12Concernant la notion d’effort, quoiqu’il serait erroné de résumer le développement du vélo rural à l’essor du vélo à assistance électrique (VAE), ce dernier est perçu par les usagers autant que par les collectivités comme le pivot du développement des déplacements cyclistes. Parmi les pratiquants rencontrés, une majorité utilise d’ailleurs un VAE6. Mariette (71 ans, Ardèche Méridionale) habitante d’un lieu-dit à un peu plus de 3km du centre bourg, n’est ainsi plus freinée par le dénivelé positif à franchir pour rentrer chez elle depuis qu’elle s’est vue offrir un VAE. Pour autant, comme en miroir, l’effort nécessaire à certains déplacements dans le rural vient questionner l’adéquation de la technologie et les normes qui la régissent7 à ce contexte territorial. Sans aller jusqu’à certains enquêtés qui ont débridé leur vélo8, Mariette a par exemple insisté pour avoir un vélo haut de gamme, « parce qu’à la campagne, il faut qu’il y ait une autonomie de batterie longue et puis une puissance du moteur, je ne sais pas comment on appelle ça… Parce que ce n’est pas du vélo urbain, plat… ».

  • 9 Appellation commune du vélo sans assistance électrique qui souligne bien la dimension corporelle de (...)

13A travers la suppléance qu’il propose, le VAE pousse notamment à interroger une dimension importante du rapport intime à soi : les capacités physiques et les degrés d’investissement corporel que chacun est capable de fournir. Denise (65ans, Saône-et-Loire) trace ainsi une vision lucide de son évolution physique, rendu plus perceptible encore par la topographie du Clunisois où elle habite : « Vous la jeunesse, ça va. Mais arrivé à un âge, monter des côtes… il y a des choses qu’on ne peut plus faire. Ou alors il faut vraiment faire partie des élites. ». Le VAE se place alors comme une sorte de prothèse technique venant appareiller un corps perçu comme trop faible pour faire face aux reliefs. Le VAE symbolise donc à la fois une (ré)ouverture de possibles engagements, selon les trajectoires de reprise ou de continuation de chacun [Marincek, Rérat, 2020] et la reconnaissance de ses limites personnelles. Pour d’autres, au contraire, le vélo « musculaire »9 devient la revendication d’un investissement physique encore possible, voire d’une éthique personnelle où l’effort possède une vertu quasi purificatrice. C’est le cas de Christian (55 ans, Puy-de-Dôme), dont la conjointe affronte un dénivelé important dans le Forez pour aller travailler : « C’est un truc de gladiateur. C’est pour ça je comprends que des gens n’aient pas envie… Par contre pas de bronchite, pas de rhume… ». Il n’empêche, dans des territoires ruraux marqués par une population vieillissante [Paumelle, 2022], le développement de l’électrique n’a rien d’anodin et s’avère prisé des jeunes retraités actifs. Toutefois le VAE, comme appui matériel à un certain régime d’action, vient aussi assouplir le rapport à la répétition de l’effort, lors de trajets ruraux qui peuvent s’étirer sur de longues distances. Il n’est alors plus question de pallier un sentiment d’incapacité mais d’accompagner la projection dans une pratique pérenne, chez un public souvent plus jeune et en activité. C’est le cas de Didier (36 ans, Puy-de-Dôme) qui insiste, chiffres à l’appui, sur l’exigence de son parcours. « La distance entre mon domicile et mon travail, c'est 13kms avec un col entre les deux. […] C'est quand même de la pente à 12/13 %, donc ça commence à être un peu sévère. […] Je me suis dit que je ne le ferai jamais tous les jours si je n'achetais pas un vélo électrique. Donc j'ai acheté un petit vélo électrique, qui n'est pas vraiment un VAE d'ailleurs en fait. […] Donc je pédale moi-même beaucoup. ». Le choix de son vélo, avec une assistance peu puissante, lui permet de sentir qu’il reste en prise avec l’environnement et le relief. Dans cet attelage cycliste/vélo, la complémentarité est ainsi mise en valeur, dans une forme de « corps augmenté » [Sajous, 2020] au service d’un projet personnel.

14Néanmoins, en dehors même de l’effort musculaire plus ou moins modulé, l’engagement physique peut s’envisager plus largement : faire du vélo, c’est aussi être en prise avec l’environnement dans ses dimensions plus « atmosphériques » et engager, parfois, son confort. Bien sûr, les aléas météorologiques ne sont pas propres au rural et, de manière générale, on observe une baisse de la pratique quand les conditions annoncées sont peu favorables [Nosal, Miranda-Moreno, 2014]. Néanmoins les vulnérabilités aux conditions météorologiques partagées par tous les cyclistes se teintent de quelques nuances singulières dans le rural. Par exemple, l’absence d’éclairage public sur les trajets interurbains implique un effort accru de la part des cyclistes pour voir la route, mais aussi pour être vus des automobilistes. Rémi (Saône-et-Loire, 40 ans) évoque ainsi un ami cycliste qui s’est équipé d’un éclairage suffisamment puissant pour en être éblouissant : « tu le croises quand t'es en bagnole au milieu de la nuit, t'as l'impression que tu as une espèce de phare qui t'arrive dans la gueule, tu ne sais pas ce que c'est. Il est au milieu de la nuit, au milieu de nulle part. Il est en vélo, il trace. ». L’équipement tend ainsi à diminuer la position de vulnérabilité, voire (dans ce cas précis) à la renverser : l’aplomb est ici du côté du cycliste. Autre exemple : la pluie aura les mêmes effets préjudiciables dans les territoires ruraux que partout ailleurs, imprégnant les vêtements, réduisant la visibilité, rendant la chaussée glissante. Néanmoins l’usage possible de chemins agricoles ou forestiers conduit à parfois frayer avec la boue et le ravinement. Or la pratique quotidienne suppose un rapport à l’environnement et sa cyclabilité différent de celui des sorties plus ponctuelles : ce qui « roule » pour une balade dominicale risque d’être plus problématique sur le chemin du travail par exemple et impose des arbitrages supplémentaires au cycliste.

15A travers ces éléments, se révèle à quel point le rapport « corporel » du cycliste à l’environnement est médié par les choix matériels, qui reflètent aussi en retour certaines particularités de la réalité rurale. En ce sens, loin de n’être qu’un support à la pratique, ils informent et colorent aussi l’engagement.

2. Rouler en paix : sentiment de sécurité et tactiques d’évitement

  • 10 Les trois départements sont repassés à 90km/h, de manière partielle en Saône-et-Loire et complète d (...)

16Si la pratique du vélo implique le rapport au corps en action, elle est aussi bien souvent associée à la question de l’intégrité physique elle-même. L’engagement est donc aussi émotionnel, parfois grevé par la peur [Horton, 2007] et un sentiment de vulnérabilité, de mise en gage de sa vie même. Dans des territoires où les véhicules fusent jusqu’à 90 km/h10 en dehors des centres-bourgs, les infrastructures en site propre (piste cyclable ou voie verte) sont souvent perçues, tant par les décideurs que par une majorité de cyclistes, comme la seule manière d’envisager le vélo : une exposition maitrisée où le risque est pris en charge de manière « externe » par des aménagements. En dehors de telles infrastructures, sur certaines portions particulièrement passantes, le vélo s’apparenterait à une pratique engagée, au sens de l’engagement corporel [Routier, Soulié, 2012] requis dans les sports dits « à risque », où l’enjeu n’est pas de supprimer le risque, mais de mieux accepter, en conscience, les situations a priori exposées. Damien (44 ans, Ardèche Méridionale), qui fait tous ses déplacements à vélo depuis 3 ans, en parallèle d’une approche plus sportive, affirme ainsi qu’ « après quand tu as un peu l'habitude... À la limite moi des fois je me sens plus en sécurité sur une départementale que sur une petite route où quelqu'un va rouler vite sans visibilité et où il y a juste la place d'une bagnole. Alors que sur une départementale en gros je suis sur le bas-côté, sur ma ligne. ». Il s’agit, pour Damien, moins de prise de risque que d’une acceptation des dangers potentiels fondée à la fois sur ses compétences de pilotage et sur une expérience de la route, une certaine maitrise des situations.

17L’exemple de Damien croise d’autres profils rencontrés aux caractéristiques proches : des hommes, entre 30 et 50 ans, avec une dimension sportive de la pratique, une facilité d’affirmation de soi sur la route face à d’autres utilisateurs. Toutefois, si ce type de profil accrédite la vision que seuls des cyclistes aguerris et athlétiques peuvent s’aventurer à rouler dans le rural, il s’agit de ne pas cantonner la pratique du quotidien à cette population particulière et à ces espaces exposés. Une autre partie des interrogés et des cyclistes rencontrés, souvent plus âgés, se limite aux rues apaisées des bourgs ou aux itinéraires sécurisés type voie verte (photo 4). Les situations jugées risquées sont alors évitées. Enfin toute une diversité de situations, les plus nombreuses, existe entre ces deux variations de l’engagement. Ces profils s’étalonnent ainsi en fonction des stratégies qu’ils peuvent mettre en place pour faire avec un sentiment d’insécurité plus ou moins perçu.

18Ces stratégies se fondent notamment sur la maitrise du territoire de pratique, dans la diversité des cheminements qu’il offre. Car si tout cycliste est amené à s’approprier, même de manière minimale, son itinéraire pour s’y sentir rassuré, c’est bien la nature du réseau viaire et la manière dont il permet ou non une cohabitation apaisée avec les voitures qui singularise les territoires ruraux. Ces derniers ne peuvent en effet être appréhendés par les seuls bourgs ou les plus grosses départementales : la France possède un maillage dense de routes secondaires et de chemins agricoles. En ce sens l’assise de la pratique passe aussi par un réapprentissage des lieux jusque-là arpentés en voiture et par la découverte de sentiers alternatifs (photo 5). Cette appropriation de son environnement peut s’amorcer par la planification du parcours, une forme d’intellectualisation du territoire. C’est le cas de Myriam (50 ans, Puy-de-Dôme), propriétaire d’un VAE depuis quelques mois, qui explique que « quand on part, il faut préparer le parcours, parce qu'on veut éviter les grands axes. […] Et donc on essaie toujours de prendre les petites départementales où on est tranquilles. ». Au-delà de la formalisation de l’itinéraire, les cyclistes sont aussi souvent amenés, pour pouvoir rouler dans ces territoires dominés par la voiture, à mettre en œuvre des tactiques, sorte d’« art du faible » [De Certeau, 1990, p. 61] laissé à ceux qui n’ont pas de lieu (ici, en l’occurrence, de voie) propre. Il s’agit alors de jouer avec les parcours possibles, en esquivant les situations anxiogènes grâce à des cheminements buissonniers. Alors que je l’accompagne pour aller chercher du fromage à une dizaine de kilomètres, Christiane (59 ans, Saône-et-Loire) m’explique que pour monter chez le producteur, nous passerons par un chemin forestier au revêtement certes un peu défoncé, mais qui nous permettra d’être au calme, sans voiture, pour produire notre effort. Pour la descente, en revanche, les nids de poule de la montée s’avèrent rédhibitoires, la départementale nous offrira une route plus confortable et un différentiel de vitesse avec les voitures rendu tolérable par la pente. Ces cheminements au revêtement parfois inégal justifie en partie la faible possession de vélos de ville chez les enquêtés (5 seulement) au profit des VTC et des VTT ou apparentés.

Planche 2 : Le rural, une diversité d’itinéraires possibles, plus ou moins à l’écart des voitures. Photo 4 : Un passage de la Via Ardèche, à l’écart de la D104, particulièrement passante et inconfortable à vélo. Avril 2022.

Planche 2 : Le rural, une diversité d’itinéraires possibles, plus ou moins à l’écart des voitures. Photo 4 : Un passage de la Via Ardèche, à l’écart de la D104, particulièrement passante et inconfortable à vélo. Avril 2022.

Source : Auteure.

Photo 5 : La « voie romaine » qui relie Lezoux au bas de Thiers dans le PDD, est envisagée comme un itinéraire cyclable possible dans le schéma directeur cyclable local. Février 2023.

Photo 5 : La « voie romaine » qui relie Lezoux au bas de Thiers dans le PDD, est envisagée comme un itinéraire cyclable possible dans le schéma directeur cyclable local. Février 2023.

Source : Auteure.

19Le sentiment de sécurité colore ainsi largement la manière dont les cyclistes vont se coordonner, à la foi avec leur propre ressenti du danger et avec l’environnement. Si les infrastructures en site propre permettent d’atténuer les contacts anxiogènes avec les voitures, et si l’engagement corporel de certains cyclistes met en exergue leur responsabilité en conscience de rouler sur les départementales, beaucoup d’usagers investissent surtout les interstices, ni routes passantes, ni voies séparées. C’est là un enjeu politique que d’accompagner cette maitrise du territoire rural, par des jalonnements par exemple.

3. Rouler après le temps : l’organisation quotidienne à vélo

20Les efforts consentis pour se déplacer à vélo, s’ils supposent de mettre en gage des efforts physiques et un sentiment de sécurité, se comptent aussi en minutes. La gestion du temps s’affirme comme cardinale, a fortiori dans des territoires ruraux façonnés par des lieux de vie souvent éparpillés et des distances parcourues plus longues. Si le vélo en ville peut représenter un gain de temps par rapport à des voitures prises dans les encombrements, dans les espaces peu denses, il perd sensiblement cet avantage. Bien sûr les contraintes ne seront pas les mêmes selon que l’on habite dans un centre bourg voire une petite ville comme Thiers, Ambert ou Cluny qui concentrent les services, au moins de proximité, ou que l’on habite dans des territoires plus à l’écart nécessitant des déplacements plus longs. Dans le premier cas, il arrive de rencontrer des cyclistes dont les logiques se révèlent proches des stratégies urbaines. Eléonore (Saône-et-Loire, 53ans), résidant à Cluny, précise ainsi qu’« [elle] habite à 200m d'ici. Quand vous voulez aller au ciné ou en centre-ville, et bien c'est vite fait. En 5 mns vous y êtes. C'est le côté très pratique. ». Dans le second cas, il s’agit alors pour les cyclistes de réussir à intégrer le vélo dans un projet de vie, corseté par des déplacements contraints et des temps disponibles limités : la coordination avec l’environnement rural est alors saisie par son aspect fonctionnel.

  • 11 Ainsi, à titre d’exemple la communauté de communes (cc) Pays des Vans compte 41,8% de retraités, la (...)

21Chez les cyclistes du quotidien, en particulier ceux chez qui la distance parcourue excède 7 ou 8 kms avec un dénivelé plus ou moins marqué, la gestion du temps devient ainsi une donnée essentielle de la pratique et dessine des rythmes de vie [Drevon et al., 2020] plus ou moins ralentis. Les personnes travaillant à temps partiel ou qui sont à leur compte peuvent plus facilement intégrer le vélo à leur organisation quotidienne. Florent (36ans, Puy-de-Dôme), ouvrier coutelier salarié, s’est acheté un VAE récemment. Pour l’instant celui-ci sert pour les courses et quelques promenades à proximité de son lieu de résidence. Son travail, situé à une dizaine de kilomètres, lui semble pour l’instant inaccessible. Toutefois il construit un projet personnel où l’ambition de se mettre à son compte s’accompagne de l’envie de donner une place plus importante au vélo. « Là, je pourrai gérer mon temps, je n’aurai pas d’horaires imposés. Et du coup je prendrai mon vélo. Mais là, actuellement, c’est plus compliqué. Je commence tôt… ». Parmi les cyclistes libres de leur temps, il y a aussi -et surtout- les retraités, proportionnellement plus nombreux dans les territoires étudiés que la moyenne française11. Dans le Puy-De-Dôme, autour du bassin thiernois, c’est ainsi tout un réseau de femmes, la soixantaine passée, qui s’est mis, par « contamination », d’amie en amie, à s’équiper de VAE pour se déplacer. La bicyclette est devenue le terreau de socialisations et d’organisation quotidienne renouvelées par la retraite.

22Quand le vélo doit trouver un créneau dans un planning plus serré, le choix de la mobilité cycliste implique de réussir à se dégager des marges dans des rythmes de vie scandés par des espace-temps imposés, notamment par le travail et les activités quotidiennes. Certains choisissent alors de réorganiser et condenser leurs trajets quotidiens, c’est-à-dire de réduire leurs déplacements. Ce faisant, ils s’affrontent à un aménagement du territoire rural qui tend à induire la multiplication des mobilités, notamment par la raréfaction des services [Taulelle, 2012]. Adeline (40ans, Saône-et-Loire), mère de trois enfants, choisit ainsi de faire moins d’aller-retours, alors qu’elle habite un village à un peu moins de 10kms de la centralité principale, avec une forte déclivité. « C'est à dire que c’est l’idée de mieux calculer les trajets... On est beaucoup plus à rester à Cluny, à attendre les gamins plutôt que de faire les allers-retours et tout ça. Du coup, c'est vraiment une réflexion […] de dire "mais en fait, qu'est-ce qu'on fait comme bornes qu'on pourrait éviter quoi" ». En contrepoint, certains, les plus nombreux des enquêtés, font le choix non pas de réduire les trajets, mais les occurrences de déplacement à bicyclette, afin d’atténuer l’investissement nécessaire et de le rendre envisageable. Audrey (29 ans, Saône-et-Loire) ne prend par exemple son vélo que trois jours par semaine pour faire la douzaine de kilomètres qui la sépare de l’hôpital où elle travaille.

23Plus globalement, la pratique du vélo, les déplacements plus lents qu’elle implique, interroge le rapport à un rythme imposé par une société qui accélère [Rosa, 2010]. Le vélo incarne alors un objet qui accompagne un large spectre de cadences, allant de l’accordage au temps social accéléré jusqu’à un moment à contre-temps, un appel à ralentir. Pour Cédric (42ans, Puy-de-Dôme), le vélo devient un pas de deux entre le transport et le sport, le temps d’un trajet d’une quarantaine de kms pour revenir de Clermont Ferrand, à travers la plaine de la Limagne, qui lui permet de « garder le rythme » tant du travail que de la forme physique. C’est « du temps de gagné. Parce que le temps... Encore une fois, si je dois rentrer chez moi en voiture et repartir faire une sortie vélo, d'une certaine manière, c'est quasiment ingérable dans un planning. ». Pour Jeanne (38ans, Saône-et-Loire) au contraire, le vélo représente une césure dans l’emballement quotidien : « j'aime bien l'idée de se dire que le temps du transport est un temps incompressible qu'on s'autorise avec notre corps en parfaite harmonie et que voilà, on va se déplacer avec nos capacités physiques ». Face au rythme imposé, Jeanne oppose ainsi un rythme dissident, un temps intime renforcé par son itinéraire : elle emprunte en effet la voie verte pour ses trajets, dont l’environnement coupé des routes cadencées par les voitures lui offre un support « hors-temps », si ce n’est celui des saisons.

24Avec les propos de Jeanne et Cédric, l’accent n’est pas seulement mis sur la manière de faire avec les difficultés que peut constituer le vélo dans le rural, dont on a vu la pluralité des perceptions par les cyclistes, et des adaptations mises en œuvre pour y faire face. Il s’agit aussi de se donner un repère dans l’action, un élément qui puisse dessiner un jugement sur sa pratique, une référence à ce que serait une « bonne mobilité ».

III. Le vélo comme gage d’une « bonne mobilité »

25Face à ces situations qui mettent à l’épreuve et sollicitent l’investissement du cycliste -quelles qu’en soient les modulations-, il convient de penser ce qui permet malgré tout à l’individu une forme d’assurance dans sa pratique, ce qui le conforte dans l’usage du vélo alors qu’emprunter la voiture s’avère plus aisé par bien des aspects. Moins qu’une réflexion sur les facteurs déterminant le choix modal, il s’agit ici d’évoquer le « bien » recherché lorsque ce choix est opéré, ce qui pousse à faire avec l’environnement rural. Le vélo est en effet pris dans un réseau complexe de valeurs et de motivations. Mais celles-ci peuvent se partager publiquement ou demeurer closes sur l’expérience personnelle. Il existe donc différents registres dans lesquels s’exprime cette « bonne mobilité », du plus public au plus intime.

1. Une pluralité de « bonnes » raisons de se déplacer à vélo

26Limiter la pratique du vélo dans le rural à une conscience écologique particulièrement marquée ou à un goût forcené pour l’exercice physique reviendrait à cantonner le cycliste dans une identité monolithique. Les déplacements à vélo n’engagent pas toujours la même chose : pédaler n’est en rien univoque et reflète la complexité d’ « une identité dynamique et plurielle » [Boltanski, Thévenot, 2022, p XLIII]. Plutôt que de donner une lecture exhaustive des différents biens qui peuvent sous-tendre la pratique, il peut être intéressant d’insister sur la manière dont ces multiples tessitures s’expriment chez les cyclistes, dont elles se conjuguent de manière plus ou moins harmonieuse et dont elles évoluent.

  • 12 Ce même triptyque est ainsi présent dans les communications officielles du Gouvernement : « La marc (...)

27De manière récurrente, cette pluralité prend la forme d’une triade de « biens » recherchés : « santé, écologie, économie ». Ces « bonnes raisons » ne semblent pas particulières aux territoires ruraux, comme départicularisées, inhérentes au vélo du quotidien nonobstant le contexte de pratique. Elles sont d’ailleurs presque normalisées dans le discours ambiant, notamment politique12. Jean-Jacques (65ans, Ardèche Méridionale) fait partie des enquêtés reconnaissant cette trinité. Il affirme d’ailleurs que ce qui le pousse à faire du vélo se retrouve chez tous les cyclistes qu’il rencontre : « si je prends les motivations actuelles, il y a déjà l’entretien physique […] et tout le monde reconnait que c’est quelque chose de très positif. Au niveau environnemental, pour ne pas polluer. Ensuite après, il y a niveau portefeuille. Parce que mettre de l’essence, ça coûte cher. ». Si les trois justifications sont parfois accolées de manière mécanique, on perçoit qu’elles ne s’inscrivent pas dans les mêmes types de bien engagé. Quand l’entretien physique appelle une forme de bien-être corporel, la dimension économique convoque la viabilité du projet de vie personnel et la question environnementale souligne une pratique bénéfique pour le bien commun. Surtout, ce que Jean-Jacques communique de sa conception du bien-fondé du vélo conjugue une justification valorisée collectivement et une déclinaison plus personnelle de ces dimensions, évoquant ses souvenirs et ses expériences passées tout en les reliant à sa situation actuelle.

28Derrière ces piliers relativement communs de la pratique, on peut en effet discerner des évolutions et des investissements nuancés propres à chacun, selon son histoire mais aussi selon son territoire et son environnement relationnel, ses socialisations. « L’équation » n’est pas la même pour tous et loin d’être immuable. Marianne (34 ans, Saône-et-Loire) évoque ainsi la manière dont sa pratique, d’abord appréhendée dans un versant fonctionnel, a peu à peu pris sens jusqu’à s’inscrire dans un registre public et politique. « Depuis que je prends mon vélo pour faire tout, […] là j'ai l'impression que j'ai plus une conscience cycliste militante pour la défense du vélo. Et je pense qu'il y a plus le côté écolo. Avant c'était soit "ça m'entretient la santé", soit "ça m'est utile". Mais depuis deux ans, j'ai l'impression qu'il y a la notion d'écolo. ». Loin d’être toujours préconçues, les raisons de rouler se construisent aussi dans l’action, prise dans un certain environnement territorial. La trajectoire de Marianne informe en effet manifestement sur son cheminement personnel, son éclosion progressive au vélo dans le rural ces cinq dernières années, elle qui l’avait pratiqué jusque-là dans des contextes urbains. Mais elle dessine aussi en creux un territoire, le Clunisois, particulièrement riche de multiples initiatives citoyennes, notamment liées à la transition écologique. Plusieurs personnes rencontrées ont d’ailleurs souligné le dynamisme local, le comparant aux mouvements croisés dans le Diois, dans la Drôme, connu pour son riche terreau associatif [Girard et Landel, 2023]. De fait, Marianne s’est inscrite dans un réseau d’initiatives qu’elle contribue à articuler au quotidien, participant à plusieurs collectifs dont la récente association pro-vélo locale. L’arbitrage individuel de ce qui constitue la « bonne mobilité » est donc étroitement lié au maillage d’interconnaissances et à la culture du territoire au sens large, dans laquelle s’entrelacent écosystèmes associatif et politique.

2. L’engagement dans le vélo, un questionnement de l’habiter rural fondé sur la voiture

  • 13 Dans les territoires étudiés, seule la communauté de commune de Thiers Dore et Montagne possède par (...)
  • 14 Seuls cinq enquêtés n’utilisent pas la voiture : une seule par choix de vie, une personne trop âgée (...)
  • 15 L’analyse aurait tout aussi bien pu se décliner sur le plan économique par exemple, en soulevant l’ (...)

29Les conceptions individuelles de la bonne mobilité se tissent donc, en proportion variable, à partir de ces trois fils : un bien-être physique, des économies, des comportements vertueux pour l’environnement. Pour autant, appuyer ces traits positifs, c’est aussi tracer les contours d’une mobilité qui serait moins bonne, voire pas du tout. A ce titre, l’engagement dans le vélo interroge les modulations du dégagement vis-à-vis de la norme automobile, dans un rural où tout convie à l’usage de la voiture, depuis l’urbanisme jusqu’à l’organisation du territoire et faute d’alternative établie13. Ce faisant, au-delà du fait mobilitaire en lui-même, l’utilisation de la bicyclette interroge les modes d’habiter ruraux. Il n’est bien sûr pas question ici d’opposer frontalement automobilistes et cyclistes, puisque de fait, la plupart des personnes rencontrées vivent cette double identité14. L’habitabilité du rural dépend de la voiture et même pour les cyclistes les plus convaincus, l’abandon total constitue en pratique une contrainte trop importante. Cela n’empêche pas la plupart des enquêtés d’avoir un regard critique plus ou moins prononcé sur leur usage et sur la place de l’automobile dans leur quotidien. Ces tensions entre dépendance et défiance vis-à-vis de la voiture invitent donc à interroger la place du vélo dans les différentes manières d’habiter le rural. Le prisme environnemental15 développé dans cette partie rend particulièrement prégnante la question de l’accordage entre « bonne mobilité » et mode de vie.

  • 16 On pense notamment aux mouvements de retour à la terre, dont l’Ardèche est emblématique [Rouvière, (...)

30Le moindre usage de la voiture se teinte en effet souvent de convictions écologiques, convictions qui peuvent excéder le simple champ de la mobilité. Pour Romaric (43 ans, Saône-et-Loire), l’absence subie de voiture (il a perdu son permis) revêt finalement une valeur positive et s’intègre dans un mode de vie écologique, dont le vélo n’est qu’un avatar : « aller acheter du pain bio avec de la farine locale... […] Ça, c'est une forme de militantisme pour moi. Je crois que ma première carte d'électeur, c'est ma carte bleue ». Dans cette même veine, il « participe à des associations autour de la promotion des arbres fruitiers et des choses autour de la forêt » promouvant la biodiversité rurale. Pour reprendre les concepts de Thévenot, le témoignage de Romaric permet de rendre manifeste la possible porosité des régimes d’engagement en justification et en plan (tab.1), où l’organisation quotidienne devient aussi un acte militant à l’attention de tous. Le vélo peut ainsi s’insérer dans un projet de vie imprégné d’une conscience environnementale, tout en incarnant l’étendard visible de cet investissement en faveur de l’environnement, la justification d’une « bonne mobilité » avec une portée plus ou moins publique. De fait, Romaric détonne dans le paysage rural motorisé, avec sa cariole attachée au vélo. Cet attelage matériel incarne particulièrement bien à la fois l’amalgame entre un projet personnel et sa revendication, et la manière dont la mobilité vélo peut rentrer en résonnance avec un mode de vie engagé. Gage de praticité pour ses transports de tous les jours, Romaric convoie dans sa cariole aussi bien ses productions fruitières que ses enfants. Mais rouler ainsi le rend aussi reconnaissable de tous : il est celui qui ne prend pas sa voiture, que ce mode de vie fasse de lui, selon les regards, un original ou un exemple. Son engagement dans le vélo est donc d’autant plus ancré qu’il s’intègre en cohérence avec ses convictions personnelles et ses choix de vie : l’investissement d’une mobilité encore marginale répond à l’intérêt pour la recherche d’alternatives au modèle de société actuel. Si le rural est particulièrement propice aux mouvements alternatifs [Pruvost, 2017]16, il est bien entendu que tous les cyclistes de ces territoires ne s’inscrivent pas dans une quelconque forme de radicalité et que la cohérence entre mode de vie et choix modal peut s’établir selon des voies beaucoup plus bénignes.

31En revanche, le contexte rural peut induire certaines dissonances chez les habitants entre les aspirations personnelles et le mode d’habiter, dont la mobilité constitue alors un révélateur. Car si l’automobile constitue encore la solution la plus efficace dans les espaces peu denses du fait de l’organisation du territoire, son usage peut générer une véritable culpabilité au regard d’impératifs écologiques. Ces considérations sont particulièrement repérables chez certains néo-ruraux, pour qui le choix résidentiel a concentré ces enjeux. Certains réussissent à accommoder leur décision et leur vocation écologique. C’est ainsi que Jeanne et son mari, venus de Lyon, ont choisi de s’installer dans un village proche de la voie verte Givry-Cluny : « on s'est de suite dit qu'un critère très important pour nous, c'était de pouvoir continuer à se déplacer à vélo parce que ça fait partie maintenant de notre mode de vie. On a du mal à imaginer notre vie sans vélo au quotidien ». Toutefois, parfois se constitue un hiatus qui révèle une dimension morale de la mobilité souvent larvée, en sous-texte. Celle-ci affleure notamment dans certains discours contrits de ceux qui sont contraints à l’utilisation de la voiture. A ce titre, Thibault (35 ans, Saône-et-Loire) montre que l’intrication entre mode de vie et conviction écologique peut parfois devenir conflictuelle : il a récemment fait le choix d’habiter à une dizaine de kilomètres de son lieu de travail à Cluny, pour jouir d’un cadre à la fois plus accessible financièrement et plus agréable dans le calme d’un village. Mais cette décision s’est faite au prix d’un certain dilemme moral puisque sensible à l’écologie, il est devenu dépendant de la voiture. Le vélo lui a alors offert une sorte de solution conciliatrice. « Ma punition, c'est je prends le vélo et je fais 40 minutes de vélo pour racheter mon mauvais choix, devant le juge saint Pierre. ». Si dans les premiers temps, c’est cette volonté écologique qui l’a porté, la contrainte du pédalage étant « compensée » par une conception de la bonne mobilité nourrie de ses convictions écologistes, peu à peu s’est fait jour un certain plaisir à rouler. A travers sa pratique du vélo, l’environnement n’était plus seulement assimilé à un bien commun à protéger, mais devenait aussi un espace traversé avec lequel s’est noué un lien particulier, intime, un engagement de proximité marqué par l’agrément. Pour Thibault comme pour l’essentiel des enquêtés, les bienfaits personnels tiennent finalement une place centrale : on fait du vélo aussi (ou surtout) pour soi.

3. Rouler pour soi : des mobilités plaisantes

32De manière générale, le vélo constitue un moyen de déplacement plaisant [Wild, Woodward, 2019]. Ses aspects agréables, s’ils sont présents aussi en ville, sont rendus singuliers par un environnement rural marqué par l’empreinte plus ou moins fantasmée de la nature, des espaces aussi figurés par le loisir et des représentations encore opérantes d’une certaine forme de vivre ensemble.

33Parce qu’aucun habitacle ne vient le couper de ce qui l’entoure, le cycliste est amené à s’engager, à être en prise avec l’environnement, tant matériel que social, qu’il traverse. Peuvent alors se tisser des formes d’attachement privilégié avec les lieux parcourus et les individus qui les habitent, nouées par le quotidien et la proximité [Centemeri, 2015]. L’ancrage sur le territoire est ainsi sublimé par l’usage du vélo. Cette inscription dans le local s’illustre particulièrement bien dans les petits bourgs qui maillent les espaces ruraux. Jeanine (72 ans, Puy-de-Dôme) réside justement dans ce type de petite centralité. La pérennité de son usage de la bicyclette -elle en fait depuis toujours- croise son enracinement dans le lieu : « étant native [d’ici], je connais tout le monde, donc quand je me déplace je salue tout le monde. ». Le vélo facilite ces sociabilités qui participent à la saveur du déplacement autant qu’à l’inscription locale : on s’arrête facilement, on parle aisément. En soi, ces possibilités ne sont pas propres au rural. Néanmoins, sans aller jusqu’à ressusciter une forme de communauté villageoise intemporelle, l’attachement aux lieux ruraux passe par l’affirmation plus ou moins incantatoire de liens forts d’interconnaissance, d’un anonymat moins prégnant qu’en ville [Alphandery et al., 2016]. Le vélo incarne donc autant l’ancrage local qu’il permet la mobilité.

34Si le plaisir de rouler peut s’épanouir dans la connaissance ancrée des gens et des lieux, il passe aussi par le sentiment de découverte. En ce sens, le côtoiement d’un environnement moins urbanisé, d’un paysage jugé plus naturel offre un support singulier. Cette nature changeante provoque parfois un bonheur esthétique [Cox, 2019] aux cyclistes qui y sont sensibles, autant qu’elle peut offrir, de temps à autre, des rencontres inopinées avec le monde sauvage. Les voies vertes, à l’écart du passage des voitures, constituent ainsi un terreau propice aux nez-à-nez avec les animaux. Léo (18ans, Ardèche Méridionale), emprunte une voie verte, la Via Ardèche, depuis peu de temps pour se rendre à son lieu d’apprentissage à 7kms de là où il habite. Il a vécu ce genre de rencontre lors de son premier trajet, qui a scellé son choix du vélo : l’apparition presqu’onirique d’un renard, qu’il espère depuis recroiser. Néanmoins la découverte peut également être plus active : il ne s’agit plus seulement de contempler l’environnement, dans un engagement esthétique, mais aussi de dériver avec curiosité sur le territoire à travers un engagement exploratoire [Auray, 2011]. Ariane (49 ans, Puy-de-Dôme) se définit comme une cueilleuse (de plantes, de champignons…), activité à l’interface de la subsistance et du loisir qu’elle pratique plusieurs fois par semaine. Toujours à l’affût de « coins » encore inconnus, elle prospecte de nouvelles routes pour y accéder. « Du coup le vélo nous permet d'y aller plus facilement. On reconnaît aussi des chemins qui ne sont pas inscrits sur les cartes ou les choses comme ça. ». Il y a un aspect presque ludique à cette exploration, une (re)découverte du territoire en pédalant lors de laquelle le vélo est à la fois le moyen de déplacement et un jeu avec les cheminements possibles.

  • 17 Respectivement Les Copains Cyclofac et l’Ardéchoise

35Ces dimensions interpellent par le flou qu’elles entretiennent entre les déplacements et les activités récréatives. En ce sens la mobilité à vélo dans les espaces peu denses amène à réfléchir à la catégorisation classique des pratiques cyclistes, entre utilitaire et récréatif, traditionnellement relativement clivées. Si l’on admet que la première se fonde sur la dimension fonctionnelle du déplacement et que la seconde s’exprime par une relation ludique à l’espace, force est de constater que les cyclistes rencontrés instillent de profondes brèches dans la typologie. La porosité des registres, s’exprime, on l’a vu, au cœur de l’expérience du déplacement : depuis le plaisir esthétique ressenti jusqu’au trajet qui devient un temps d’entrainement sportif où l’effort est recherché plus qu’évité. D’une certaine manière, tout cycliste, même urbain, est susceptible d’expérimenter ces jeux avec l’espace. Si la faune rencontrée en ville est peut-être moins prisée, il n’est pas exclu de profiter des aménités offertes par l’environnement citadin pour rallonger son trajet ou d’y insuffler plus d’intensité pour mettre à l’épreuve son corps. En revanche, ce qui distingue particulièrement le vélo à la campagne, c’est que cette hybridation ne se cantonne pas seulement au vécu personnel : elle s’actualise dans les espaces traversés. Le rural reste en effet le terrain de prédilection des pratiques récréatives du vélo, avec des cultures territoriales variées. Les transects auvergnats et ardéchois de l’étude sont ainsi des territoires de vélo sportif : deux cyclosportives d’importance les animent chaque année17, et chacun offre des espaces VTT réputés autant que des cols respectables (photo 6). Le département de Saône-et-Loire, quant à lui, met en avant ses voies vertes et se construit comme une destination cyclotouristique d’envergure.

Photo 6 : Des routes jalonnées pour le vélo sportif : la cyclosportive l’Ardéchoise bénéficie d’un itinéraire permanent indiqué par une signalétique propre.

Photo 6 : Des routes jalonnées pour le vélo sportif : la cyclosportive l’Ardéchoise bénéficie d’un itinéraire permanent indiqué par une signalétique propre.

Source Auteure, 2023.

36Lorsque l’on suit Léo sur sa voie verte un mercredi à 17h, on se retrouve pris dans un carrefour où les pratiques se croisent, avec des rythmes plus ou moins accordés… Le rural offre une multiplicité de ces espaces de rencontre, entre chemins forestiers et petites routes empruntées par des parcours de boucles sportives. Caroline (45 ans, Puy-de-Dôme), qui se déplace en VAE mais pratique également le VTT évoque ces entrelacements à travers une anecdote. « Alors il y a une personne que je connais qui travaille à la crèche à G. Et donc [..] elle passe par les chemins. Elle a un vélo électrique. Je l'ai croisée une fois elle revenait de G., je faisais du VTT, que par des chemins. Elle me dit "mais regarde comme c'est beau, comme j'adore rentrer du boulot, c'est trop beau." Du coup ça m'avait surpris de voir quelqu'un qui faisait B.-G. par les chemins comme ça tous les jours à vélo. ». Cette scène racontée met en abîme le « mélange des genres » que peut représenter le vélo rural. D’abord le lieu : le chemin semble adapté à la pratique récréative de Caroline, qui n’en croise pas moins sa collègue de retour du travail, dont la présence parait plus incongrue. Ensuite, le discours de cette dernière : il met le plaisir, esthétique ici, au premier plan. Le trajet devient un appel à s’arrêter et à s’ouvrir au paysage. Le déplacement, a priori utilitaire, donc tendu avant tout vers une destination et un but, vaut aussi pour lui-même.

Conclusion

37Employer la notion d’engagement pour évoquer le vélo du quotidien dans les territoires peu denses, c’est jouer avec la représentation d’une pratique exposée. Pourtant, au-delà de cette vision univoque, la diversité des rapports au vélo s’est affirmée tout au long de l’article, révélée en miroir de l’assise conceptuelle des régimes d’engagement proposée par Thévenot. Cette approche pragmatique a permis d’observer les capacités qu’ont les cyclistes à coordonner ce qui fonde leur pratique - le(s) bien(s) recherchés, individuels ou collectifs - avec l’appropriation de leur environnement de pratique. Or cet environnement se teinte assez souvent dans le rural de nuances inquiètes, de sensations de sacrifices nécessaires pour rouler : effort physique à produire, sentiment de sécurité mis à rude épreuve par le côtoiement des voitures, organisation quotidienne contrainte par des lieux de vie éclatés. Loin d’être toujours rédhibitoires, ces conditions entrainent, de la part des cyclistes, des manières de « faire avec » l’environnement, non pas dans le sens de le subir, mais d’être capable de « bricoler » avec ce qu’il offre, malgré tout, en fonction de l’investissement concédé. Pour ne citer qu’un des exemples évoqués, trouver des routes secondaires et des itinéraires alternatifs, quand il n’y a pas d’aménagement, peut ainsi constituer une manière de se saisir différemment du territoire, en évitant les parcours anxiogènes. Si ces adaptations se retrouvent dans toute pratique du vélo au quotidien, les territoires ruraux proposent malgré tout des espaces différenciés sollicitant diversement le cycliste : les enjeux et les profils ne sont pas les mêmes selon que l’on roule uniquement dans les centres-bourgs ou que l’on parcourt sur de plus ou moins longues distances des trajets interurbains (tab.3).

Tableau 3. Des pratiques du quotidien colorées par les territoires parcourus.

Type de territoire parcouru

Enjeu d’adaptation à l’environnement

Profil type rencontré

Bourgs et petites villes

Aménagements cyclables encore limités
Parfois traversée d'axes à trafic dense
Plus la centralité est grande, plus les enjeux se rapprochent de ceux des centres urbains

Pour ceux qui se cantonnent aux bourgs et petites villes: Rapport plus distancié à la pratique
Recherche de sociabilité, investissement de la proximité

Interurbain*

Sur des distances inférieures à 7/8kms

Côtoiement de voitures avec un différentiel de vitesse important
Impact dans l’organisation quotidienne Effort physique plus ou moins modulé

Variété des profils
Investissement variable dans la pratique

Sur des distances supérieures à 7/8kms

S’ajoutent :
Distances et efforts physiques plus importants
Temps du déplacement plus long

Public jeune (20-50 ans)
Investissement porté par une militance écologiste ou par une recherche de performance sportive

* On entend par interurbain les trajets qui traversent les territoires entre deux bourgs.

Auteur, 2023.

38La dynamique de coordination au cœur de l’approche pragmatique ne prend toutefois sens qu’avec l’abord des conceptions de ce que serait une « bonne mobilité » au regard de cet environnement plus ou moins approprié par les cyclistes. Sous cet angle, le vélo offre un chapelet de « biens » souvent égrenés : bénéfique pour la santé, il est aussi bon pour le budget et préserve l’environnement. Quoique souvent accolés, ces différents biens ne sont toutefois pas de même portée, allant du bien-être individuel au bien commun. Le vélo, objet porteur de multiples significations, du symbole de la prise de conscience écologique à l’accessoire de promenade, gagne ainsi à être abordé par les régimes d’engagement qu’il induit : une telle lecture permet de penser la manière dont un cycliste assure et pérennise sa pratique en articulant différents enjeux qui comptent à ses yeux, qui peuvent évoluer et se chevaucher au fil de son expérience. Surtout, adopter une vision plurielle de la bonne mobilité, y compris dans ses dimensions les plus intimes, ouvre sur une prise en compte plus fouillée du plaisir ressenti en se déplaçant. Dans une certaine mesure, le vélo du quotidien dans le rural hybride l’utilitaire et le récréatif, par les lieux traversés comme par le ressenti du cycliste.

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Bibliographie

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Notes

1 On observe ainsi en moyenne dans les territoires ruraux plus de passages le week-end qu’en semaine et le pic estival de fréquentation y est plus marqué que dans les territoires urbains (Bulletin de fréquentation vélo en France du 8 décembre 2023, Vélo et Territoires)

2 80% des déplacements se font en voitures dans les espaces peu denses selon l’Enquête sur la mobilité des personnes 2018-2019 du Ministère de la Transition Écologique et de la Cohésion des Territoires.

3 Selon l’Enquête Mobilité des Personnes de 2019 (INSEE), les retraités ne sont que 2,2% à faire du vélo leur mode principal contre 5% des cadres, soit près du double de la moyenne nationale (2,7%)

4 Enquête mobilité des personnes 2019 (INSEE) : 4% des hommes font du vélo leur mode principal contre 1,5% des femmes.

5 « voie verte : route exclusivement réservée à la circulation des véhicules non motorisés, des piétons et des cavaliers » (article R110-2 du Code de la route)

6 35 des 55 personnes rencontrées utilisent un VAE, que ce soit un Vélo Tout Chemin (VTC) ou un Vélo Tout Terrain (VTT), voire un vélo cargo (pour 3 d’entre elles).

7 Pour être homologué, un VAE doit faire moins de 250W et être bridé à 25km.h.

8 Fabien (AM, 33ans) a ainsi débridé son vélo cargo pour lui permettre de faire son trajet de 30km, avec du dénivelé, plusieurs fois par semaine.

9 Appellation commune du vélo sans assistance électrique qui souligne bien la dimension corporelle de la pratique.

10 Les trois départements sont repassés à 90km/h, de manière partielle en Saône-et-Loire et complète dans le Puy-de-Dôme et en Ardèche.

11 Ainsi, à titre d’exemple la communauté de communes (cc) Pays des Vans compte 41,8% de retraités, la cc du Clunisois 38,7% et la cc d’Ambert Livradois Forez 40%, pour une moyenne nationale de 26,9% en 2020 (source ANCT Observatoire des territoires)

12 Ce même triptyque est ainsi présent dans les communications officielles du Gouvernement : « La marche et le vélo sont des modes de déplacement peu onéreux, rapides, bénéfiques pour la santé et l’environnement. » source : https://www.ecologie.gouv.fr/velo-et-marche

13 Dans les territoires étudiés, seule la communauté de commune de Thiers Dore et Montagne possède par exemple des lignes régulières de transport en commun, en dehors des lignes de bus régionaux. Autre exemple, trois gares ferroviaires de voyageurs sont présentes sur le terrain auvergnat, aucune sur les deux autres

14 Seuls cinq enquêtés n’utilisent pas la voiture : une seule par choix de vie, une personne trop âgée et deux ayant perdu leur permis.

15 L’analyse aurait tout aussi bien pu se décliner sur le plan économique par exemple, en soulevant l’enjeu de la mobilité dans la question de la pauvreté rurale.

16 On pense notamment aux mouvements de retour à la terre, dont l’Ardèche est emblématique [Rouvière, 2015]

17 Respectivement Les Copains Cyclofac et l’Ardéchoise

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Table des illustrations

Titre Carte 1 : Carte des transects étudiés (auteure, 2023)
URL http://journals.openedition.org/eps/docannexe/image/14009/img-1.png
Fichier image/png, 268k
Titre Planche 1 : Quelques paysages des terrains étudiés.
Légende De haut en bas, de gauche à droite. Photo 1 : vue sur les contreforts des Monts du Forez depuis la vallée de la Dore. Photo 2 : en direction de Salornay-sur-Guye et de la vallée de la Guye. Photo 3 : vue sur les Vans, dans la vallée du Chassezac
URL http://journals.openedition.org/eps/docannexe/image/14009/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 480k
Titre Planche 2 : Le rural, une diversité d’itinéraires possibles, plus ou moins à l’écart des voitures. Photo 4 : Un passage de la Via Ardèche, à l’écart de la D104, particulièrement passante et inconfortable à vélo. Avril 2022.
Crédits Source : Auteure.
URL http://journals.openedition.org/eps/docannexe/image/14009/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 784k
Titre Photo 5 : La « voie romaine » qui relie Lezoux au bas de Thiers dans le PDD, est envisagée comme un itinéraire cyclable possible dans le schéma directeur cyclable local. Février 2023.
Crédits Source : Auteure.
URL http://journals.openedition.org/eps/docannexe/image/14009/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 588k
Titre Photo 6 : Des routes jalonnées pour le vélo sportif : la cyclosportive l’Ardéchoise bénéficie d’un itinéraire permanent indiqué par une signalétique propre.
Crédits Source Auteure, 2023.
URL http://journals.openedition.org/eps/docannexe/image/14009/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 1,2M
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Pour citer cet article

Référence électronique

Alice Peycheraud, « Se déplacer à vélo dans les territoires ruraux : plurivocité d’une pratique engagée »Espace populations sociétés [En ligne], 2023/2 | 2023, mis en ligne le 20 mars 2024, consulté le 25 octobre 2024. URL : http://journals.openedition.org/eps/14009 ; DOI : https://doi.org/10.4000/eps.14009

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Auteur

Alice Peycheraud

Doctorante en Géographie à l’Université Lumière Lyon 2, Laboratoire d’Etudes Rurales (LER)
LER, Maison des sciences de l’Homme de Lyon-Saint Etienne 16 avenue Berthelot 69007 Lyon
Alice.peycheraud[at]gmail.com

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Droits d’auteur

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